Et tandis que Françoise ôtait les épingles
des impostes, détachait les étoffes, tirait
les rideaux, le jour d'été qu'elle découvrait
semblait aussi mort, aussi immémorial
qu'une somptueuse et millénaire momie
que notre vieille servante n'eût fait que
précautionneusement désemmailloter de
tous ses linges, avant de la faire apparaître,
embaumée dans sa robe d'or.
Proust, A L'ombre des jeunes filles en Fleur.

AVERTISSEMENT : Je ne prend aucun égard vis-à-vis du spoil.

On s’étonne beaucoup du « twist » dans Laura, exactement au milieu du film. Il faut prêter attention au mouvement de caméra qui s’approche lentement de McPherson, s’arrête à proximité de son visage, puis recule pour cadrer le tableau de Laura au-dessus de son corps endormi, en un plan-séquence qui s’achève avec le bruit de la porte qui s’ouvre. Laura entrant.

Le spectateur et McPherson se rejoignent dans leur désir de voir Laura. Et ce que nous verrons désormais c’est l’impossible fantasme de notre possession qu’assume pour nous le personnage de McPherson. C’est lui qui suscite l’apparition de Laura, et la seconde partie du film n’est que le rêve de McPherson. Une femme digne de son grand amour romantique frustré ; « a doll once got a fox fur out of me », est sa réponse lorsqu’on lui demande s’il a déjà aimé. Si Laura est un film si sombre ce n’est pas tant par ce qui est montré que par le sous-texte qui lui donne sens. En effet, la morte est pour le spectateur une anonyme ne sortant qu’à peine d’un hors-champ évocateur, en ceci qu’il dénonce une illusion : la noirceur du film ne réside pas dans le meurtre.

Dès le générique on est alerté : devant le tableau de Gene Tierney défilent les titres en se superposant comme si l’éther dans lequel ils passaient était d’une substance visqueuse, que la conscience associe immédiatement à l’onctuosité de l’endormissement donnant à rêver l’objet aimable que nous avons sous les yeux. Tel que nous étions quarante-cinq minutes avant sera McPherson à son tour, hypnotisé, c’est-à-dire en état de vivre son rêve.
Le film s’ouvre sur un plan-séquence où la caméra découvre une pièce remplie d’objets, en même temps qu’en « off », un certain Lydecker nous décrit la disparition de Laura en nous faisant part de sa peine. La caméra poursuit son chemin jusqu’à la présence enfin, dans cette pièce, d’un homme : McPherson, dont on apprend qu’il est venu enquêter sur le meurtre. La caméra se fixe sur lui et continue de le suivre dans sa déambulation jusqu’à ce qu’il soit interpelé par Lydecker, sommé de le rejoindre, où l’on comprend alors que la caméra était le regard de Lydecker.
D’emblée nous sommes au royaume de la mort et l’énoncé que fait Lydecker de son amour perdu est un écho des objets, dont l’horloge est particulièrement mise en avant. Ainsi au passage de la caméra devant l’horloge, Lydecker dit : « je me sentais comme le dernier être vivant de New-York / depuis sa mort horrible, j’étais seul. » Echo lointain du Lamartine de L’Isolé « un seul être vous manque, et tout est dépeuplé » qu’une vision de l’horloge rapproche alors de celui du Lac : « Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! / Suspendez votre cours. » C’est alors que Laura se présente comme une variation sur l’amour romantique, dont la splendide scène de clôture révèlera l’impossible nature et l’envers macabre.

Une fois compris que jusqu’à la séparation de McPherson et Lydecker, après qu’ils eurent mangé ensemble, nous étions pris dans la subjectivité de l’écrivain, ainsi qu’il s’était présenté en narrateur, force nous est de reconnaître que la vérité ne viendra pas des personnages. C’est alors une mise en scène toute tracée, et ce sont les objets qui seront les véritables sujets du film, à eux de parler ; à charge pour eux de révéler non seulement le crime mais d’en nommer le mobile, et de trahir le propos du film. Il n’est pas anodin d’ouvrir le film sur cette énumération d’objet et qu’au moment où, lors du plan-séquence, on commence à voir les vitrines, Lydecker évoque « le dimanche le plus chaud de ma vie » qui traduit « it was the hottest Sunday in my recollection. » Comment ne pas entendre « collection » ? Lorsque la caméra arrive à McPherson, celui-ci est en train d’admirer des fétiches accrochés à un mur, avant de se diriger vers la fameuse horloge, de se retourner pour prendre un objet avant de se faire réprimander : c’est qu’on ne touche pas aux objets de Lydecker. Immédiatement Lydecker est associé à l’objet qu’il fétichise. Son monde est celui de l’inerte et la grande préoccupation qu’il a de soi-même n’a d’égal que le soin qu’il porte, en dandy, à son élégance et à ses manières. A ce propos, Hervé Joubert-Laurencin, dans un ouvrage sur Pasolini, et à propos du fétiche, citant Stanze d’Agamben, rappelle : « A la multiplicité du fétiche polythéiste répond le dédoublement de la marchandise du monde occidental moderne qui correspond aussi, pour nous, à la perte du contact avec les choses. Giorgio Agamben énumère les solutions que les piètres modernes, Baudelaire le premier, ont proposé pour contrer cette perte dont ils ont, plus que les autres, pâti : “appropriation de l’irréalité ”, “antihumanisme ”, dandysme : le dandy “élevé au rang de chose” devient “un cadavre vivant tendu vers un au-delà de l’humain.” » Pour ce qui nous intéresse c’est bien la fétichisation de soi et partant de l’autre, comme réponse à la perte du contact avec les choses, c’est-à-dire l’objectivation totale en une collection sans fin, une tension vers un au-delà de la vie, qui fige l’image des objets de cette vitrine au moment où est évoqué ce « soleil de plomb [brûlant] comme au travers d’une loupe » (ce qui est peu ou prou l’appareil de projection cinématographique) comme vestiges, nous contraignant à regarder depuis la mort ce qui demeure en un mausolée vain, sans spectateurs puisque Lydecker est le« dernier être vivant » et que sa voix nous parle alors au passé, qui énonce : « I shall never forget the week-end Laura died. » Il faut souligner l’écriture brillante du texte qui appuie sur l’idée, démentie immédiatement, que le récit est au passé, alors que le crime a eu lieu la veille, mais qui fonctionne admirablement sur le spectateur, démentie surtout à la toute fin lorsque l’on comprend que le prétendu narrateur n’aura pas eu longtemps l’occasion de se souvenir.

Bien entendu, toute la galerie de portraits est amusante et les comédiens rivalisent de talent, mais toutes les conversations, et Laura est un film bavard, la comédie de mœurs et le vaudeville, ne sont que les aliments superficiels masquant la profonde noirceur du propos et la critique brillante de l’amour romantique.

Laissons Shelby Carpenter de côté dont l’intérêt financier qui confine au gigolisme n’en fait pas une figure crédible, et penchons-nous sur McPherson et Lydecker. La puissance du policier lui permet de tirer le récit à son compte. C’est ainsi que dans le jeu de caméra à la moitié du film, le récit change imperceptiblement de narrateur, passant de Lydecker à McPherson. Pour autant la probité du premier ayant été mise en doute, rien n’autorise à croire en celle du second. Et si le récit change de cours et si Laura revient est-ce seulement parce qu’épris du tableau, amoureux d’une Laura fétichisée, McPherson fantasme la seule histoire où il lui serait possible de la posséder et qui passerait par une double nécessité, la première qu’elle soit vivante, la seconde que son amant soit coupable. Escamotant le meurtre, remplaçant le corps par celle d’une autre, le récit se complexifie, humiliant toujours plus Shelby, en figure de lâche patenté, empêtré dans des aventures dont il n’arrive pas à se défaire. Vraisemblablement Lydecker feint d’admirer McPherson, quand celui-là ne peut le haïr. C’est bien l’illustration du complexe d’infériorité du policier sur l’écrivain que de faire de lui un coupable. C’est qu’encore McPherson est bien prisonnier d’un récit et d’une image, quand Lydecker prétend les avoir créés.

La fin du film voit évidemment Lydecker être donc le criminel et l’arme du crime, dissimulée dans l’horloge, dit la relation mortifère du temps àl’amour qu’appuie encore l’enregistrement radiophonique de Lydecker diffusé dans l’appartement de Laura : « L’histoire prouve que l’amour est éternel. […] L’amour est plus fort que la vie. Il survit aux ténèbres de la mort. » Et c’est pour éprouver cette éternité que l’amoureux romantique tue l’objet de son amour ; c’est cet amour d’au-delà de la mort qui est véritablement un amour dans la mort et un amour de la mort. Fétichiser l’objet de son amour c’est l’embaumer dans la mort, le figer contre le temps, et ce qui lui est corolaire : l’altération et le vieillissement. Ainsi les amoureux éternels sont des amoureux morts. Qu’on pense à Roméo et Juliette, Tristan et Iseult et toute la fascination romantique pour l’amour à mort ; un poème de Baudelaire en est exemplaire qui est La Mort des amants.

Gene Tierney, dans un aveu qui plaide à part égale en faveur et contre sa perspicacité, reconnaît avec modestie :

« Pour ce qui est de ma performance personnelle dans ce film, je n’ai jamais eu le sentiment de faire beaucoup mieux qu’une prestation réussie. Je suis contente que le public continue de m’identifier à Laura plutôt que de ne pas m’identifier du tout. L’hommage va, je crois, au personnage – cette Laura, créature de rêve – plus qu’à mon éventuel talent d’actrice. Je ne dis pas cela par modestie. Nul d’entre nous, qui fut impliqué dans ce film, ne lui prêta à l’époque la moindre chance d’accéder au rang de classique du mystère, voire de survivre à une génération »
— Gene Tierney, citée dans Gene Tierney et Mickey Herskowitz, Mademoiselle, vous devriez faire du cinéma…, Ramsay « Poche Cinéma », 2006.

C’est précisément parce que son personnage, Laura, est une créature de rêve que le film est devenu un classique. Plaçant le spectateur vis-à-vis de l’objet qu’il contemple dans la même position que McPherson vis-à-vis du tableau, celui-ci vit par l’objet filmique, le rêve d’une passion pour un objet disparu – Gene Tierney. De même la statue d’Ava Gardner, dix ans plus tard, dans La Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz. Ainsi, à mesure que le temps s’écoule, tels les premiers comptes rendus du cinéma des premiers critiques, avons-nous toujours plus l’impression de vouloir saisir d’impossibles fantômes, embaumés dans une pellicule et s’agitant à la surface d’un écran, rêve inaccessible et éternel d’un amour qu’il est peut-être dans le pouvoir du cinéma seul de rendre, du mérite de Preminger de l’avoir compris.
reno
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le 31 mai 2013

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