Le bonheur superlatif ?
Quand derrière l'extrême simplicité se cache un message cruel et violent. François est un homme heureux en ménage et un jeune père comblé. Il aime son épouse qui l'aime en retour. C'est un...
Par
le 13 sept. 2014
69 j'aime
3
[Critique contenant des spoils]
Le film s'ouvre sur un tournesol, la plante qui se tourne toujours vers la lumière : représentation de François, celui qui ne sait faire autre chose que se tourner vers ce que lui apporte la vie.
Le début du film, c'est le jardin d'Eden, le lieu d'avant la chute : tout n'est que douceur, couleurs éclatantes, luminosité, sérénité, énergie rieuse. C'est l'été, et François et Thérèse s'aiment. Le bonheur manque de tension, il n'a donc jamais fait recette au cinéma, et l'on s'ennuierait, en effet, n'était l'art de filmer d'Agnès Varda. Une photographe, et ça se sent. Nombre de plans font mouches, comme, un parmi tant d'autres, François se déplaçant avec en fond de grandes affiches de Brassens aux murs.
Agnès Varda a expliqué que, pour elle, le bonheur, c'est être en pleine nature, et qu'elle a tourné plusieurs pique-niques tout simplement pour pouvoir passer des journées au milieu des champs et de la forêt ! D'où la double référence au Déjeuner sur l'herbe, le tableau de Manet et d'Auguste Renoir d'une part, le film de Jean Renoir d'autre part (dont un extrait passe à la télé chez le frère de François). Agnès Varda transmet admirablement cet amour de la nature, et cette idée du bonheur comme "savoir capter l'instant présent". Elle montre un bouquet de fleurs, une porte, une façade, de façon si singulière qu'on est invité à véritablement savourer chacun de ces instants. Feu d'artifices de couleurs vives, hommage sans doute à Jacques Demy, qui était son compagnon. On a parlé d’impressionnisme, à cause de Manet et Renoir donc, mais aussi de Van Gogh (le tournesol). On passe d'un plan à l'autre par des fondus au rouge, jaune ou bleu, chose assez audacieuse pour l'époque.
Tout de même, on a envie qu'il se passe quelque chose. Deuxième partie : François rencontre Emilie dans un bureau de poste. Marie Boyer, coiffure typique année 60 façon "Demoiselles de Rochefort", est craquante, regard suggestif savamment dosé. On comprend très bien que François succombe. Lors d'une scène formidable à un café - qu'il faudrait voir et revoir, tant elle est passionnante sur le plan cinématographique -, François repart aux bras d'Emilie, non sans avoir fait tournoyer le parasol d'une table, référence au tournesol du début. Tout de go, il lui déclare qu'il l'aime. François n'est que sincérité, franchise, abandon total, ce qui le distingue d'emblée du banal infidèle.
Car là est l'audace du film : François entend assumer pleinement la situation, arguant que son amour pour Emilie n'enlève rien à celui qu'il porte à Thérèse - au contraire, car il est plus ardent encore, y compris envers Thérèse. Et c'est bien ce que montre le film, François aime réellement, pleinement, deux femmes à la fois. Ce caractère amoral, plus qu'immoral, fit scandale en 65 et le film se trouva interdit aux moins de... 18 ans ! Voilà qui en dit long sur l'époque.
On assiste donc, sur un fond blanc qui tranche avec les vives couleurs du début, aux ébats de François et d'Emilie, ce qui nous vaut quelques gros plans quasi abstraits sur les corps qui se côtoient. Cette dernière apporte à François le grain de folie qui fait défaut à Thérèse. Air connu, et raison de bon nombre d'adultères : comment conserver la gaité débridée des débuts d'une histoire lorsque le quotidien en a peu à peu émoussé la pointe ? François ne voit pas pourquoi il devrait choisir. Très belle scène de télégramme. Autre très belle scène de bal, passant de François, qui danse avec sa femme, à Emilie dans les bras d'inconnus, de part de d'autre d'un tronc d'arbre. Ils finiront tous les deux du même côté. Varda développe le thème du double entre les deux femmes, rappelant Vertigo. Cette logique sera poussée jusqu'au bout à la fin du film.
François se montre quasiment irréprochable (seul entorse à sa conduite, lorsqu'il déclare à Emilie "qu'elle fait mieux l'amour que Thérèse" : pour le moins inélégant vis-à-vis de cette dernière), amenant le spectateur a réellement examiner son point de vue, plutôt que de le rejeter d'emblée. Un point de vue d'ailleurs plutôt masculin : on sait que les femmes sont plus exclusives que les hommes. Et il aurait sans doute été encore plus audacieux de la part de Varda d'inverser les rôles : une femme qui ne voudrait pas choisir, et l'expliquerait à son mari, plus exclusif. Peut-être eût-ce été "too much" pour 1965...
Mais revenons à l'histoire et à cette nouvelle scène de pique-nique, où Thérèse, qui lui demande pourquoi il est si gai, force François à dire ce qu'il se passe, puisqu'il ne veut pas lui mentir. Notons le petit passage par les enfants qui la réclament, qui ménage un suspense : Thérèse aura-t-elle perdu le fil, soustrayant François à son aveu ? Non, bien sûr. François emploie une métaphore pour dire la chose : nous sommes un verger (notons la référence au jardin d'Eden), et il y a un pommier en dehors qui s'offre à nous. Oui, François va jusqu'à tenter de solidariser Thérèse à cette histoire. Thérèse accuse (timidement) le coup, François redouble d'enthousiasme pour la convaincre, et finit par lâcher en substance : "si ça te rend malheureuse, si tu veux que je ne la voie plus, je le ferai", manière de montrer qu'elle garde la priorité. Parfait ce François on vous dit !
Mais c'est là qu'Agnès Varda est diabolique : François est si aimant que Thérèse ne parvient pas à lui dire non. Sa gentillesse est proprement cruelle car elle ne laisse aucun choix à son épouse. Ils vont même jusqu'à faire l'amour et, alors que François dort comme un bienheureux, l'acte consommé (typiquement masculin aussi ça !), on voit le regard perdu de Thérèse. Poignant.
On comprend vite ce qu'il se passe lorsque Thérèse a disparu. Les gueules lugubres, superbes, des pécheurs annoncent le drame. Le temps se fige lorsque François soulève le corps inerte de Thérèse : Varda filme audacieusement plusieurs fois la scène, avec des plans légèrement différents, dans un silence absolu. Rapide image où l'on voit Thérèse tentant de s'accrocher aux branches qui laisse un doute : accident ou suicide ? Suicide sans hésiter pour moi. Cette image représente simplement ce que François sera tenté de se dire, pour soulager sa conscience. Elle agit comme un mécanisme de défense immédiat, sans lequel François ne pourrait reprendre sa liaison avec Emilie.
Car, pour finir, troisième partie, Emilie va bel et bien prendre la place de Thérèse. Et ce, le plus naturellement du monde ! Enorme scandale pour l'époque, et deuxième raison de censurer le film pour les mineurs. Audace formidable d'Agnès Varda, qui, rappelons-le, filme tout cela avec une douceur et une sérénité constante. Douce cruauté.
Au passage, dans l'atelier de menuiserie où travaille François, on voit que ses copains lui demandent s'ils peuvent mettre la radio. Ils le ménagent car ils le savent en deuil. Tout joyeux, François répond que oui, bien sûr ! Cette scène, en apparence anodine, montre deux choses. D'une part, elle entend montrer l'attitude empathique des collègues, qui fait complètement défaut à François : le bonheur, n'est-ce pas aussi donner aux autres ? D'autre part, elle montre à quel point François est, dans sa tête, déconnecté du monde qui l'entoure. Lui raisonne complètement différemment : sa femme lui manque, mais cela ne l'empêche pas de continuer à aimer Emilie. Il faut bien insister sur la finesse du point de vue de Varda, qui se garde bien de montrer François comme un monstre d'égoïsme - ce que bien des spectateurs pourtant ressentiront. Nul moralisme dans sa démarche, plutôt la proposition d'un autre point de vue sur le bonheur et l'amour. Foncièrement subversif. D'ailleurs Agnès Varda n'a-t-elle pas choisi pour l'incarner le célèbre acteur de "Thierry la fronde" ?!...
La scène finale nous montre la famille comme au début, mais en automne. La saison a changé, mais la famille est reconstituée, et le bonheur peut perdurer. Simple question de saison. Brillante idée que ces deux chandails jaunes, suggérant peut-être que ces deux-là sont mieux assortis que ne l'étaient Thérèse et François, dont les couleurs étaient plus en opposition ?
Le bonheur, un film qui, tout en légèreté, pose des questions d'une grande profondeur : faut-il savoir renoncer à ce que propose la vie, ou toujours dire oui ? faut-il chercher toujours plus, ou savoir apprécier ce que l'on a ? faut-il dire la vérité, quitte à faire souffrir ?... le bonheur, est-ce le niveau maximum d'intensité (hypothèse nietzchéenne) ou le comportement moral (hypothèse kantienne) ? Bien sûr, Agnès Varda n'assène aucune réponse.
On pardonnera au film ses quelques petits défauts : l'épouse de Jean-Claude Drouot, Claire, n'est pas très bonne comédienne ; les dialogues ne sonnent pas toujours juste (ce qui est certes, très "nouvelle vague"). Peu de choses au regard des immenses qualités du film. Indispensable !
Créée
le 13 févr. 2023
Critique lue 497 fois
5 j'aime
D'autres avis sur Le Bonheur
Quand derrière l'extrême simplicité se cache un message cruel et violent. François est un homme heureux en ménage et un jeune père comblé. Il aime son épouse qui l'aime en retour. C'est un...
Par
le 13 sept. 2014
69 j'aime
3
Il est des films qui ménagent une marge blanche utile au jugement, certains points d'appui, saillies où arrimer le commentaire, repères à relier et relire. Le Bonheur n'est pas de ceux-là : en dépit...
Par
le 9 nov. 2014
17 j'aime
1
Le film est tout simple, presque implacable : un jour de pique-nique avec François, sa femme Thérèse, et leur deux enfants. Il fait un temps radieux, les sourires et les mines ravies sont là, et ne...
Par
le 12 avr. 2014
14 j'aime
2
Du même critique
[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...
Par
le 6 oct. 2023
21 j'aime
5
Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...
Par
le 17 janv. 2024
17 j'aime
3
Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...
Par
le 4 déc. 2019
17 j'aime
10