Ce qu’on appelle, dans l’écriture d’un scénario, le twist final est devenu la spécialité d’un certain cinéma d’épouvante, notamment dans l’œuvre de réalisateurs comme Night Shyamalan (qui en fait usage dans presque tous ses films) ou Alejandro Amenabar (je pense notamment à son film Les Autres). Le twist final, rappelons-le, est (je cite Wikipedia) une structure narrative dans laquelle une fin inattendue amène le spectateur à voir l’histoire sous un angle différent et le pousse vers une nouvelle interprétation de l’ensemble. Certains, aujourd’hui, ont tendance à abuser de cette technique du coup de théâtre et les spectateurs, accoutumés à ces astuces, ne se laissent plus aussi facilement mystifier qu’auparavant, le procédé n’ayant plus grand-chose d’innovant. Ce n’était pas le cas en 1962 lorsque Herk Harvey, réalisateur de films publicitaires et institutionnels et auteur d’un seul et unique film de fiction, réalise Le Carnaval des âmes, œuvre aujourd’hui peu connue (elle s’est cantonnée à sa sortie à des projections dans des drive-in) mais ayant directement influencé des blockbusters comme Sixième sens – de par son art du twist final justement. Il a également laissé sa marque sur des noms aussi connus que David Lynch ou George Romero.
Le film démarre « de plain-pied » pourrait-on dire, ce qui est assez rare, le premier dialogue arrivant après seulement quelques secondes et enchainant sur une scène d’action. Un groupe de jeunes hommes dans une voiture défie à la course une autre voiture dans laquelle se trouvent trois jeunes femmes. Le jeu est plus dangereux qu’il n’y paraît car, au moment de franchir un pont, la voiture des jeunes femmes passe par dessus bord et sombre dans un fleuve tumultueux. Les sauveteurs renoncent à retrouver le véhicule, charrié par la boue, et une seule femme en sort indemne par ses propres moyens, Mary Henry. Organiste dans l’église de sa ville, la jolie blonde décide alors de déménager dans l’Utah, à Salt Lake City, où on lui a proposé un poste dans une autre église. Elle monte dans sa Cadillac et entame une longue route dans la nuit, durant laquelle elle apercevra à plusieurs reprises un personnage inquiétant apparaissant tantôt à la vitre de sa voiture et tantôt devant ses phares. A noter que ce spectre, à l’allure clairement inspirée du cinéma expressionniste allemand (yeux caves, maquillage outré, cheveux mouillés), est joué par le réalisateur lui-même.
Installée dans sa nouvelle ville, Mary mène une vie réglée et solitaire, passant ses journées à jouer de l’orgue dans l’église et ne voyant presque personne en dehors du pasteur, de sa logeuse Mme Thomas et de John Linden, son voisin de palier, tombé sous son charme et qui essaie vainement de la séduire. Elle refuse même la réception que veut organiser le pasteur pour son arrivée. « Je ne désire en aucun cas la compagnie des autres » lui explique-t-elle. « Vous ne pouvez pourtant pas vivre à l’écart de l’humanité » lui répond-il. Cette solitude voulue se transforme pourtant, épisodiquement, en solitude subie lorsque Mary s’aperçoit avec effroi que, de temps à autre, durant quelques heures, elle devient sourde aux bruits du monde et invisible aux yeux des autres, errant comme un fantôme parmi une foule qui ne semble pas remarquer sa présence. Le spectateur n’entend alors plus que sa voix et le son de ses pas. A chaque fois, le chant d’un oiseau finit par la ramener dans un état normal et la réintègre au monde des vivants. Un médecin qui tente de l’aider n’y parvient pas, pas plus que le pasteur, qui finit par la jeter hors de son église après l’avoir entendue jouer sur l’orgue une musique impie. Ni la science ni la foi ne pourront donc rien pour elle. Mary est par ailleurs irrésistiblement attirée par un parc d’attraction désaffecté, ancien lieu de fête foraine et de bains publics abandonné au bord du grand lac salé. Lorsqu’elle s’y rend, malgré l’interdiction de pénétrer sur le site, elle n’y trouve qu’une zone désertée, mais lorsqu’elle fixe cette cité fantôme depuis la fenêtre de sa chambre (donnant au réalisateur l’occasion de déployer un jeu de zooms avant assez envoûtant), elle y voit (ou y imagine) un bal de spectres dansant en accéléré dans le plus grand silence. C’est là que se trouve toute la symbolique du carnaval annoncé dans le titre. Dès lors les lumières de la fête vont l’attirer comme un papillon de nuit, qui sait pourtant qu’il s’y brûlera les ailes s’il s’en approche trop.
Mary, jouée par la très belle Candice Hilligoss (qui ne retrouvera malheureusement aucun autre grand rôle après ce film), a parfois des allures d’héroïne hitchcockienne avec ses longs cils et son regard constamment paniqué, comme lorsque, tétanisée, elle regarde ses mains, qu’elle ne contrôle plus et qui jouent, malgré elle, une mélopée endiablée sur l’orgue de l’église. « Mettez-y un peu de votre âme ! » lui avait enjoint précédemment le pasteur, à qui elle avait avoué qu’elle considérait ça comme un simple travail et non comme un acte de dévotion. L’orgue hante d’ailleurs la bande son durant une bonne partie de la durée du film. On ne sait plus vraiment, après un moment, si Mary recherche la solitude ou si elle craint au contraire d’être seule. « C’était comme si je n’existais pas, comme si je ne faisais pas partie de ce monde » confie-t-elle au médecin. Le retournement de perspective final, que je ne dévoilerai pas ici, nous surprendra moins, sans doute, qu’il a pu surprendre le public de 1962, mais il n’en reste pas moins un cas de twist remarquable et en fait le pionnier d’un nouveau genre d’épouvante qui, depuis, a fait école.