La première comédie musicale de Vincente Minnelli est aussi la plus surprenante, la plus émouvante, peut-être la plus accomplie. Elle plonge au sein d’un espace enchanteur, sans contrepoint quotidien puisque c’est précisément ce quotidien qui est élevé au niveau poétique. Dès lors il n’est pas nécessaire de recourir à l’antithèse pour souligner la fragilité de ses instables harmonies. On n’est plus dans l’univers du spectacle (Le Pirate, Tous en scène), celui du rêve (Brigadoon), ni même celui de la fête (Un Américain à Paris), mais dans un milieu très normalement merveilleux dont la valeur se précise par référence à des éléments situés en dehors de la fiction proprement dite : la perspective pour une famille d’être arrachée à ce qu’elle considère comme un havre, Saint Louis. Les rapports changeants entre les protagonistes, leurs tensions croissantes puis détendues donnent au scénario et à la mise en scène une modulation relevant toujours du registre musical, fortement ressenti, naturel, accessible, sans intermédiaire. S'il faut le situer historiquement, le film parle d'une époque qui précède la socialisation des femmes, leur absorption par le monde des salaires, des affaires, des horaires. Œuvre nostalgique, quand bien même elle se réfère à un passé n’ayant de toute évidence jamais existé, Le Chant du Missouri est l’histoire d’une ville qui prépare son Exposition universelle, en 1903, et qui vit dans la fièvre, l’exaltation, l’imminence de l’évènement. C’est aussi l’histoire d’une maisonnée et des mille et une anecdotes qui tissent la succession de ses jours. Elle conte son affrontement avec celui qu'elle a, comme le dit le grand-père, la bonté d'autoriser à travailler pour elle : le pater familias. La communauté mène d'incessants petits débats et organise une multitude de complots innocents, mais elle ignore les actes politiques et préfère soutenir la moralité frivole des amours et des célébrations. Monde de l’enfance ou de la vieillesse, impulsion dynamique ou douceur feutrée. Une réalité en porte à faux s’enchevêtre à celle de l’âge adulte, rationnel, intéressé et compromis.
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Quatre mouvements, quatre saisons rythmées par l’image initiale de la petite maison, photo figée comme extraite d’un album de famille. Dans chacun des chapitres, le père entre en conflit avec les siens. Tout le monde critique le ketchup, qu’en béotien il trouve excellent ; on prépare des fêtes, qu’en profane il ignore ; des jeux s'improvisent, qu’en rabat-joie il interrompt ; des fiançailles se nouent, qu’en ingrat il manque d'empêcher. L'été, il suspend la chanson-titre, gêne une conversation téléphonique et proteste contre son exclusion. En automne, il annonce son dessein de poursuivre sa carrière à New York, capitale de la modernité, et d'y amener toute la compagnie. En hiver, il profère une harangue aussi véhémente que vide d'autorité réelle : sa décision est irrévocable et on restera à Saint Louis. Au printemps, péremptoire, il assure être le seul à connaître le chemin. Ce leitmotiv prend d'autant plus de relief qu'il se plaque sur des intrigues plus continues, légères et complexes : les atermoiements amoureux de Rose et d'Esther, contrariés tantôt par des incidents, tantôt par des malentendus dont la solidarité n'est pas innocente. Le clou constitué par l’exposition finale concilie les valeurs des Smith et le monde social : toute la famille, adjointe de deux futurs gendres, s'y laisse éblouir par une féerie industrielle. La chanson initiale annonce comme il sied cette conclusion : "Meet Me in St. Louis..." Le dernier mot d'Esther, émerveillée de trouver chez elle tant de splendeur, reprend d’ailleurs celui de Dorothy, interprétée par la même Judy Garland, lorsqu'elle s'avise que rien ne remplace le foyer, dans Le Magicien d'Oz. La jeune fille exalte la beauté du lieu, mais y vit-elle encore ? C’est bien dans le sentiment de leur propre fragilité, la peur de leur inanité, que réside le caractère poignant de cette chronique des jours heureux.
L'emploi de la photographie répond également à une note plus grave : quand la nuit tombe, les ampoules éclairent les façades d'ivoire, dessinent d'irréelles attractions ou brillent d'un éclat éphémère entre les robes blanches des dames et les costumes gris ou noirs des messieurs. La connotation picturale que définit la rigueur du chromatisme affaiblit la vitalité de la scène, et apparente les personnages à des effigies endimanchées. En été, les rayures claironnent le gai rapprochement des touches vives. Epousant une élégante trajectoire, courbes et contre-courbes, la caméra, à la fin d'une des soirées, suit souplement John et Esther qui éteignent les lumières selon un rituel paisible. Le contraste est violent avec la scène de Halloween, au déroulement si emporté qu'elle ne comporte aucune connaissance des lieux absorbés, tandis que le travelling qui découvre les protagonistes leur donne à habiter une suave pénombre. Entretemps, il y aura une dernière proclamation de couleurs, mais dans une lumière plus blonde, en traces plus délicatement accordées : la séquence du tramway. Le charme estival tient à l'hésitation entre le chatoiement et la demi-teinte, à l'éclairage intime qui réunit des tons francs et mordorés. L'automne commence avec un orange enflammé : lampes, citrouille, feu. Mais déjà les ombres se multiplient, silhouettes projetées ou découpées au sein d’une obscurité magique. Et l'attelage du colonel Darby, cheval moreau et dogue blanc moucheté de noir, tout comme l'intérieur des Braukoff, où les nuances ténébreuses se détachent sur fond clair, annoncent une telle atténuation. Avec l'hiver en effet, une teinte blanche vient entourer de grandes taches unies. Rayonnement lactescent, fond froid. Une forme oppose donc le scintillement, qui réduit la couleur à sa simplicité brillante, à l'ombre ou l'éblouissement qui la dévore. Dans ce film vespéral, la fluorescence fantomatique remédie au choc hiémal du livide, qui suppose la triomphe du luministe sur le coloriste. Elle entérine la parfaite réussite d’un art surveillé par un sens esthétique pénétré d’intelligence.
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C'est aussi ce que suggère l'usage de la chronologie. L'été réunit plusieurs journées, recousues par des annonces verbales ou des fondus enchaînés ; à l'intérieur de la première, les mêmes procédés dissimulent avec ostentation les interruptions de la durée. L'automne n'occupe qu'une soirée, brisée par l'accident de Tootie ; la veillée de Noël donne toute son unité à l'hiver ; le printemps se réduit à deux scènes quasi consécutives. La confusion initiale cède ainsi à une construction de plus en plus schématique, fondée sur l'équivalence architecturale de segments filmiques toujours plus brefs et sur la réduction de la temporalité narrative au temps narré. Mais Le Chant du Missouri ne connaît pas la mièvrerie. À la reconstitution souriante de la vie familiale américaine et bourgeoise d'antan s'ajoutent des insinuations plus inquiétantes qui empruntent au fantastique. Ce sont les épisodes nocturnes présentant les enfants déguisés lors de Halloween, Tootie qui progresse lentement vers la maison où réside le "méchant" qu’il s’agit de provoquer, l’empressement implacable qui la pousse à avancer à la rencontre de ce lieu d’épouvante s’épaississant autour d’elle dans un ralentissement chargé des violences et terreurs supposées, en attente, et que rien ne peut abolir, audaces du pari, de la gageure à tenir, force surréelle… Et enfin c’est l’explosion, la libération soudaine de toutes les angoisses retenues, puis la course folle, l’espace qui rassure, la distance à établir, et pour terminer le retour au quotidien, l’exploit accompli. Apaisement soudain et dont l’agression prétendue après coup par le jeune voisin dont elle se plaint d’avoir été la victime donne exactement la mesure, l’image des dangers qu’elle aurait pu, pensait-elle, véritablement courir. Cette séquence ne touche qu’en opposant un climat insolite à un univers familier, mais surtout en accentuant ce dernier par l’efficacité et le naturel du passage entre ces deux mondes que rien ne différencie véritablement.
Le cinéaste fait donc œuvre créatrice et dans le même temps s’interroge sur les conditions nécessaires à ce geste artistique, question que la plupart de ses films révèlent et ne cessent de poser. Révolte définitive contre la fausse poésie, le mensonge, la petite fille dans la nuit de Noël abat sauvagement les bonhommes de neige, acte désespéré mais qui finalement trouve son objet : M. Smith, bouleversé, abandonne son projet de quitter la ville. S’affirme dès lors la victoire d’un certain mode de vie, de certaines attitudes, qui ne sont plus seulement fuite hors du réel, de la vie américaine, mais bien instauration d’un autre réalisme, âpre, violent, libérateur. Si la liberté de la caméra peut brièvement saisir dans la contredanse automnale ou le bal de Noël un ordre chorégraphique, ce n'est pas là ce qui transforme l'ouvrage en comédie musicale. Il y faut plusieurs vocations impérieuses : le père renonce à son indépendance, la mère s'abîme dans le silence, Esther et Tootie répondent à l'appel du spectacle (Under the Bamboo Tree), Esther convertit son anxiété en fiction (The Trolley Song), et Tootie prête l'oreille à la mort, comme l’indique son cimetière de poupées. Le temps, l’effacement des couleurs travaillent à l’irréalité qui travaille les personnages. Ils ne vivront plus que pour nous, qui chérissons aussi nos images. Mais savons-nous ce qu’il en coûte lorsque la rêverie doit s’aliéner à l’historique ? Le sujet du film ne saurait être plus en accord avec l’obsession fondamentale du cinéaste, cette peur d’affronter la réalité du monde extérieur, cette volonté d’y échapper par tous les moyens pour se réfugier dans le fantasme et l’imaginaire, à l’abri d’un décor lié à l’enfance et à un passé mythique. Voilà sans doute son véritable argument, qui n'est pas exprimé par son intrigue : l'antagonisme entre la famille et la précarité de ses bonheurs, surmonté par l'évasion dans l'image. Les héros du cinéaste n’ont sauvé leur frivolité qu’en se blottissant au sein d’un domaine plus grave que celui du sérieux ; mais la demeure a perdu son monde incommensurable en s’appuyant sur l’imagination industrielle de l’exposition, et bien sûr du cinéma. Intrigue toute formelle : le musical nostalgique, presque villageois, s’est changé en musical à coulisses. Car ici the world is a stage, the stage is a world ; et comme toujours chez Minnelli, the show must go on. On aurait tort de ne déceler dans ce pérenne classique du grand écran qu’une manifestation de la plénitude hollywoodienne, alors que s’y formulent sous forme d’aveu sincère les termes d’une authentique profession de foi.
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