Il faut du temps pour mesurer l'ampleur d'un film comme Le Château ambulant, y compris pour qui est habitué à se perdre dans la filmographie de Miyazaki. Visiblement peu contenté par ses propres créations, l'homme s'est lancé le défi de les surpasser en termes conceptuels. Si Le Voyage de Chihiro et Princesse Mononoké ont de quoi rassasier pour cent ans tout féru d'imaginaire, de monstres et de contemplation rêveuse, Le Château ambulant semble trop grand, trop débordant pour être perçu en intégralité par l'oeil humain.
Car tout le long-métrage est en fait à l'image de son héroïne, couturière vieillie de cinquante ans suite à un maléfice mais qui, à la faveur de ses rencontres, retrouve par instants son apparence juvénile. Une physionomie imprécise et fascinante, tout comme celle du château lui-même, peut-être le plus beau monstre qu'ait engendré Miyazaki. Animant ce dernier comme une créature vivante, esquissant ci et là pattes, langue et yeux gigantesques, le metteur en scène transforme ici les êtres et les choses en créations versatiles, toujours sur le point de muter.
Déjà retors s'il est traité comme un élément annexe, Miyazaki place ce procédé évolutif au coeur du récit, et en affecte chaque scène. C'est ainsi qu'une astuce narrative pouvant à elle seule nourrir une saga lui sert de simple levier narratif, la porte du château donnant, au choix, sur l'intérieur de la bâtisse ou, selon le réglage d'un outil quadrichrome, vers quatre destinations différentes. Ivre de mouvement, d'instabilité, Le Château ambulant pose la condition paradoxale que le lieu soit à l'arrêt pour s'ouvrir à plusieurs sorties.
Une vertigineuse idée poupées russes, conséquence d'un environnement où la quiétude impressionniste d'un Monet côtoie le désespoir tenace d'un champ de bataille jamais nommé, car suintant l'innommable. Alors que Princesse Mononoké reposait sur une topographie précise, Le Château ambulant trouve racine dans une guerre aux limites de l'abstraction, survol d'une obscurité dont quelques flammes dévorantes forment le repère le plus tangible. Un cauchemar en soi, d'autant plus terrible qu'il s'étend à perte de vue.
Or, s'il s'abstient de dire où commence et où termine ce conflit armé, Miyazaki fait de même avec le territoire de l'imaginaire, créatures et maléfices infiltrant jusqu'aux sommets de la monarchie en place. De fait, diplomates et sorciers se confondent allègrement durant les deux heures du Château ambulant. Et si le petit Calcifer est en effet un personnage irrésistible de drôlerie, Miyazaki en fait aussi le valet d'un démiurge, Hauru pouvant modifier à sa guise (on y revient) toute l'architecture de l'édifice, ses états d'âme influant directement sur l'aspect du château.
En état de grâce, l'ami Hayao s'autorise une introduction désarmante de naturel, l'héroïne étant jetée manu militari dans un monde alternatif dont elle devra s'accommoder. Plus de tunnel vers un parc d'attraction, de jeune fille tombée du ciel ni d'irruption d'un sanglier fou furieux pour marquer la rupture nette entre le quotidien et la fantaisie. Ici, le public aura la sensation de pénétrer une histoire qui a débuté quelques heures avant d'entrer dans la salle, un jeune inconnu invitant Sophie à marcher dans les airs pour échapper à des assaillants qui n'ont, eux, rien d'humain.
C'est dire le degré d'immersion auquel convie le long-métrage, jeter ne serait-ce qu'un oeil furtif sur sa splendeur pouvant suffire à combler notre soif d'évasion. Que les couleurs du film, sa diversité tonale et la précision ahurissante de son animation atteignent de tels sommets laisse abasourdi, épuisé, au point que rester attentif à tous les trésors qu'il déploie requiert un effort surhumain. Dans la foulée, Le Château ambulant attendra les dernières minutes pour donner le clés de son intrigue (comme le futur Ponyo sur la falaise), sans se dispenser de creuser ses personnages.
Tandis que la sorcière des landes grimpe un escalier sans fin, Miyazaki en fait un monticule de chair et de sueur, la matrone devant bientôt être rendue à son âge avancé, faute de maintenir cette réalité en sommeil. Et lorsque le cinéaste traduit à l'écran les émotions de Sophie, il fait franchir à son héroïne le seuil d'une porte orpheline, projetant la jeune fille au sein d'un flash-back puissamment onirique. En écho immédiat à celui du Voyage de Chihiro, ce retour en arrière prend la forme d'une nouvelle promesse, d'un nouveau souvenir vital à perpétuer...
Rationaliser un tel film, en plus d'être insensé, reviendrait à faire de l'imaginaire un vaste champ de ruines. De même, le contempler trop longtemps, échouer à y poser des repères tangibles, a de quoi rendre fou à lier. Car l'idéal atteint par Le Château ambulant est le même qui, tôt ou tard, aura motivé tout créateur d'univers : celui d'une oeuvre dont chaque rouage en entraîne mille autres au-delà du réel, et réciproquement. En langage courant, on appelle ça un prodige. Voire, osons le dire, l'un des plus grands films d'animation de son époque.