Ceci n'aura rien d'une critique... disons : une confession de sidération.
Vraiment, il est dérisoire de prétendre attribuer une note à ce genre de geste artistique ; celle à laquelle je finis par me résoudre ne vaut rien : ç'aurait pu être bien plus pour signifier l'admiration que j'ai éprouvée devant la pureté brute et nue des images, comme ç'aurait pu être bien moins pour marquer l'abîme de perplexité où m'a jeté cet espèce de rituel litanique de l'eau remontée du puits, des pommes de terre au sel, de la fille habillant le père, de la tempête qui gémit par le cadre des portes et des fenêtres – lent rituel que le film répète jusqu'à provoquer dans l'âme le même sentiment de désespoir que vient solder l'anéantissement de la lumière aux cinquième et sixième jours du film.
Pour faire simple : c'est terrassant de beauté et terrassant d'ennui.
Et puisque, de toute évidence, l'ennui est d'intention délibérée placé à l'arête centrale de l'œuvre, je me suis assez logiquement trouvé à m'interroger sur la fonction que Béla Tarr lui attribuait : il y a, bien sûr, une répétition de l'ordre du labeur et de l'existence subie qui, de ce point de vue, rappelle assez L'Île nue de Kaneto Shindō ; mais il y avait dans L'Île nue un moment de révolte face à l'absurdité qui rendait l'intention derrière l'histoire ardemment humaine, tragique et somme toute aisément compréhensible – qui en faisait une sorte de petit conte déchirant sur l'absurdité. Ici, il n'y a que cette plaine au milieu d'une tempête sans fin, plongée dans une temporalité cyclique irréelle – une unique fois rompue par l'intrusion d'une charrette pleine d'hommes ricanants – avec ses deux personnages tout aussi irréels, vacant à rien, toisant la désolation, la répétition et la vacuité de l'existence en train de précipiter peu à peu le monde dans une sorte de nuit éternelle : plus de conte, donc, rien qu'une allégorie du néant.
En quelque sorte, Béla Tarr signe un appel métaphysique à la fin des temps.
Et cela, pour le coup, me paraît si morbide, si gratuit de pessimisme, que je peine à comprendre ce qui peut motiver une telle intention. Quoi, la détestation du réel ? Mais pas même au nom d'un idéal déçu, rien qu'en vue de la mort ? C'est insensé. Pour me laisser aller à un registre purement personnel : une noirceur pareille m'effraie, et par conséquent le film dans son ensemble me laisse de côté.
Esthétiquement, c'est d'une puissance rare ; même en m'étant déjà familiarisé avec le langage cinématographique de Béla Tarr, je ne l'avais jamais par le passé vu mener son geste à ce degré de radicalité, délaissant tout attrait narratif pour ne plus compter que sur le rayonnement pur de l'image, de la lumière, de la matière ; il y a dans un tel langage de l'évidence, de la nudité et de la grandeur, qui ne se trouvent probablement à un niveau comparable que chez Tarkovski. Mais où cette grandeur dans le cinéma de Tarkovski – quel qu'en puisse être la mélancolie, par ailleurs – m'a toujours semblé célébrer aussi ce que le réel a de fabuleux, ici chez Tarr elle semble seulement en dire l'insignifiance et en réclamer l'extinction.
Sans doute le film le plus austère au monde, donc.
D'une austérité qui, contrairement à celle de Dreyer, Bergman ou Haneke, ne procède pas du désir d'exprimer de façon rigoureuse une idée ou un sentiment mais – à ce qu'il me semble – d'une austérité qui prend directement sa racine dans le vide placé au fondement du réel : soit, d'une austérité foncièrement nihiliste.
Que je le dise franchement : quoique j'admire qu'un artiste soit capable d'un geste aussi radical que peut l'être celui-ci, endurer ce film fut profondément pénible et ingrat – au pire sens du terme, « ingrat » au sens où je n'y ai trouvé aucune grâce. Car à qui voudrait être superficiel, il serait facile de décrire là l'ultime caricature d'un cinéma dépressif ; mais à qui accepte d'y prêter dignement attention, c'est me semble-t-il bien pire : il y a là, enveloppé d'une facture parfaite, un manifeste du désespoir qui dit que la grâce a déserté le monde.