Le cheval de Turin, qui devrait être le dernier film de Béla Tarr, est le fruit de tous ses films précédents. Pour mieux comprendre de quoi il retourne, je repars quelques années en arrière. Les premiers films de Béla Tarr s’inscrivent dans une veine sociale assez classique sur laquelle je ne m’éparpillerai pas car je les aime moins même s’ils contiennent déjà les éléments qui feront ses films suivants. C’est à partir du virage constitué par Almanach d’automne et Damnation que Tarr acquiert le style qu’on lui connait.
Dans chaque film de Béla Tarr, une grande part de l’atmosphère découle du cadre : du lieu, du temps (de la météo). Souvent, l’action se centre sur un petit village miteux du fin fond de la Hongrie rongé par le vent et la pluie. Les éléments finissent par user les habitants, qui dans leur ennui profond ne trouvent pas meilleur activité que de se tirer dans les pattes. Qu’il soit question d’adultère (Damnation), du partage d’une somme d’argent (Le tango de Satan) ou d’une affaire criminelle (L’homme de Londres), chaque protagoniste tente de tirer la couverture à lui.
« Assis sur les mêmes tabourets crasseux, ils se bourrent de pomme de terre et ne comprennent pas ce qui est arrivé. Ils se regardent d’un air méfiant, rotent en silence et attendent, parce qu’ils croient qu’ils ont été trompés. Des esclaves ayant perdus leur maître, mais ne pouvant vivre sans fierté et dignité. Bien qu’ils savent dans leur âme que cela ne vient pas d’eux. Ils n’aiment vivre que dans l’ombre. Ils suivent cette ombre comme un troupeau. Car ils ne peuvent vivre sans faste ni illusion. Mais les laisser seuls avec leurs illusions les rendrait fous et ils détruiraient tout. Il leur faut une chambre chaude et un ragoût fumant au paprika. Ils sont heureux si sous leur édredon, ils trouvent la femme du voisin. » Irimias, Le tango de Satan
Cette tirade du faux prophète Irimias du tango de Satan, résume bien la situation. Tirée des illusions du régime communiste, les villageois se retrouvent bras ballant, dans la pauvreté, et confrontés à eux même. On retrouve dans la citation tous les éléments de la deuxième période Béla Tarr. Le héros de Damnation qui essaye à tout prix de récupérer la femme de son voisin, les pommes de terre, base nutritive du cheval de Turin, les fous qui détruisent tout des harmonies Werckmeister, et le troupeau (de vache comme d’habitant) du tango de Satan.
Avant d’aborder plus frontalement le cheval de Turin, je veux revenir sur un point qui me semble important d’aborder avant de parler du film, c’est la place qu’occupent les animaux dans les films de Béla Tarr. On en voit souvent, mais ceux-ci sont souvent en position de dominés. Les vaches du tango de Satan sont menées à l’abattoir lors de la vente de la ferme collective, le chat de ce même film n’est qu’un jouet de torture pour la petite Estike. Les chiens errants de Damnation doivent boire dans les flaques. La baleine des harmonies Werckmeister image d’une cosmologie qui dépasse les habitants enfermés dans leurs habitudes est vue d’un point de vue plus positif, mais elle n’est que le reflet d’un temps passé. On remarquera quand même dans le tango de Satan, la brève présence de chevaux, qui se sont enfuis, et représentent la liberté.
Béla Tarr va extraire la substantifique moelle de ses thématiques favorites pour former le cheval de Turin. Alors que les trois précédents films étaient adaptés de ses romans (je passe sur l’homme de Londres, un peu à part), Laszlo Krasznahorkai écrit un scénario fait pour être porté directement à l’écran. On est donc loin de la densité de 12 chapitres et 7h du tango de Satan ou des longs dialogues des harmonies Werckmeister. On se déleste le plus possible, pour ne garder que quatre personnages, un père, sa fille, un cheval, et un arbre.
Encore une fois dans une plaine battue par le vent , vivent un père et sa fille, qui n’ont pour possession qu’un cheval qui leur sert pour aller et revenir à la ville la plus proche. L’aspect routinier et cyclique prend une forme encore plus importante que dans les films précédents de Tarr. Le découpage par jours, et le style Tarr porté a son paroxysme (plans encore plus longs) ainsi que la musique en boucle de Mihaly Vig (compositeur attitré de Tarr) accentuent l’aspect répétitif de la journée et l’usure que ça cause sur les deux personnages.
Les films de Tarr se construisent autour de cette routine qui vient être perturbée par un élément qu’on n’attendait pas. Des vivants qu’on croyait morts dans le tango de Satan, l’arrivée d’un cirque ambulant dans les Harmonies Werckmeister ou la vision d’un meurtre dans l’homme de Londres. Le cheval de Turin n’est pas n’importe quel cheval. C’est le cheval que Nietzsche a rencontré avant de sombrer dans la folie. La folie est un thème assez central chez Béla Tarr (en dire trop pourrait dévoiler des éléments de certains films donc je ne développe pas), mais ici, le cheval, à l’instar de Nietzsche va aussi rentrer dans une sorte de folie. Comme je le disais précédemment, l’image de l’animal n’est plus la même que dans les films précédent. Dans ce film, c’est un animal indépendant, c’est de lui dont dépend la vie du père et de la fille, et c’est donc lui qui va en quelque sorte, définir leur avenir.
On entre ensuite dans un schéma qui de loin pourrait faire penser à Jeanne Dielman de Chantal Akerman. La routine perturbée du père et de la fille car le cheval refuse alors de bouger et de se nourrir. Chaque jour va aller en se dégradant petit à petit. Un personnage secondaire annonceur de fin du monde va faire un discours qui est presque le seul moment parlé du film, puis l’eau va disparaitre du puits et les lumières vont s’éteindre.
Quid de l’arbre dans tout ça. Il est au sommet de la colline, en face de la maison. Quand le père, ne pouvant pas aller en ville retourne dans sa maison, il reste prostré devant sa fenêtre à regarder cet arbre, image de son propre enracinement. Encore une fois, la fenêtre est un élément typique des films de Béla Tarr. Image d’un extérieur sans avenir dans la magnifique plan d’ouverture de Damnation, plutôt lieu d’espionnage dans le tango de Satan, elle est ici le miroir d’une âme séchée par l’âge et par le vent.
Le cheval de Turin a effectivement toutes les chances d’être le dernier film de Béla Tarr, ou au moins, la fin d’une phase, d’une période. C’est un film sur la fin du monde, une sorte d’anti genèse en six jours terminant sur un fiat lux inversé, qui porte à la fois la forme cinématographique ainsi que les thèmes abordés à une extrémité qu’on ne peut plus dépasser.