J'ai attendu une dizaine de jours après avoir terminé le pavé de Ken Kesey avant de me lancer dans l'adaptation cinématographique de Paul Newman. Étant données l'ampleur conséquente de la fresque de 900 pages et la faible longueur du film qui n'atteint même pas la barre des deux heures, il était difficile de réfréner ce pressentiment : l'adaptation allait fatalement devoir faire une coupe claire (pour rester dans le champ lexical forestier) massive dans le matériau original et l'histoire de cette famille de bûcherons en rébellion sur sa petite péninsule ne pourrait que s'en trouver dénaturée. Et blablabla le bouquin est mieux, et blablabla le film n'aborde pas telle chose... Tout pour éviter (ou du moins limiter) ce réflexe courant.
Dix jours, c'est sans doute trop peu, au regard du temps qu'aura pris la lecture, pour s'en détacher. Mais en réalité, quand on voit à quel point le récit a été remanié pour se conformer aux exigences et aux contraintes du cinéma, on a tellement l'impression de découvrir quelque chose de distinct que la comparaison finit par importer très peu au final.
Sans surprise on perd à presque tous les niveaux : le patriarche (Henry Fonda aka Henry Stamper) est réduit à des stéréotypes de vieux bougon aigri et autoritaire dont le comportement est résumé en un bref "Never give an inch" ou encore "To work and sleep and screw and eat and drink and keep on going", le fils prodige (Paul Newman aka Hank) ne dispose pas vraiment de l'aura physique monstrueuse décrite dans le livre, sa femme (Lee Remick aka Viv) brille par la transparence de son personnage, et le fils sur le retour (Michael Sarrazin aka Leland) est presque entièrement dépourvu d'antagonisme — on le renvoie en fait uniquement à sa coupe de cheveux, son père dira "I lost myself a son, he comes back a daughter. We'd you get all that hair?", ses cheveux longs constituant un running gag en ces lieux. Exit également la tension folle qui monte durant toute l'histoire entre Leland et Hank, sa relation adultère avec sa femme Viv, ses appels incessants à fuir ensemble... Tout ça n'existe que de manière infinitésimale.
Là où le cinéma réussit en revanche, c'est dans l'illustration du milieu professionnel forestier, très clairement. Autant tout le contexte ayant trait à la grève générale, les raisons des uns, les réticences des autres, la vie dans la petite ville, est inintelligible ou du moins extrêmement peu étayé ici, autant les images mises en scène pourraient presque s'apparenter à un documentaire pour l'entreprise de bûcheronnage locale — énormes grumes de plusieurs tonnes tirées par des câbles, élagage et étêtage à 30 mètres de haut, grosses machines et énormes tronçonneuses... Rien que pour ces séquences, auxquelles on peut ajouter la scène finale de transport des grumes sur l'eau, Le Clan des irréductibles aka "Sometimes a Great Notion" aka "Et quelquefois j'ai comme une grande idée" reste un plaisir. Et ce quand bien même l'objet même de la tronçonneuse, érigée ici en outil phallique de gros bonhomme exhibant des guides de près d'un mètre de long, constituait dans le roman un enjeu central à connotation négative, vecteur principal de la transformation du métier de bûcheron en partie à l'origine du mouvement de grève.
On peut regretter que le sous-texte lié à la domination masculine du foyer soit aussi faiblement étayé ici, réduit à quelques passages isolés, et que la farouche opposition entre les Stamper et le reste des bûcherons se limite à quelques séquences d'affrontements comiques (une baston par-ci, un lancer de dynamite par-là), aboutissant à une conclusion qui peine à faire sens (le fameux majeur tendu du bras arraché du patriarche, fièrement dressé au sommet du bateau traînant des centaines de grumes contre l'avis des grévistes) avec si peu d'éléments contextuels. La coupe au montage a dû être particulièrement sévère pour en arriver là, et on ne peut qu'imaginer ce qu'aurait donner le même film entre les mains d'un Martin Ritt (Newman n'était pas censé être le réalisateur à l'origine) avec plus de latitudes.
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