Un film sauvé par son sous-texte et par ses interprètes féminines

Une première critique, puisqu’il faut bien commencer quelque part. En résumé, trois heures d’un film au potentiel esthétique immense, au sous-texte d’une richesse peu commune pour le 7e art ; puis finalement une interprétation scolaire, convenue, et donc par là sacrilège.


Pierre Niney, d’abord. Accordons-lui l’excuse d’un rôle complexe, enrichi du substrat de la mémoire populaire, véritable personnage romanesque, puisqu’il faut bien tenter de dénouer le nœud de l’échec. Car c’en est un, une erreur de casting plus précisément. Niney, avant de jouer son rôle, joue le bouffon. C’est là sa nature d’acteur, ce qui lui collera à la peau pour les années à venir. Son comte ne se départit rarement (jamais ?) de son enveloppe de gendre idéal, de son sourire en coin ; il est sans profondeur. Aucune douleur n’en transpire, c’est un Robespierre chez qui l’or remplace l’idéal. C’est un triste constat, qui ne remet même pas en cause son talent d’acteur : il est, essentiellement, un bouffon. Notez, la grâce fût accordée à des acteurs pareillement enfermés : qu’on pense à un J.-P. Rouve transfiguré dans le Consentement, campant un Matzneff glaçant de vice et tout en emprise. Las, ici costumes et maquillage ne peuvent suffire à faire jaillir le comte solitaire du jeune premier. Dommage.


Au réalisateur, ensuite. Je le tiens responsable d’une part majeure des errements de l’œuvre. L’une ou l’autre erreur aurait pu être mise sur le compte d’une lecture trop audacieuse, d’une sensibilité hors de portée. Lorsqu’elles font système, c’est bien d’un saccage dont il s’agit. Son premier péché capital, c’est de faire du cinéma d’une œuvre dont le traitement eût du être avant tout pictural. Sur cette matière, qu’importent les photographies, la reconstitution méticuleuse : mais des tableaux, des portraits, des groupes inscrit dans le marbre de leur peau ! Rien de tout cela ici, le parti-pris est celui du mouvement, plutôt que le travail de la lumière. Il faut que tout bouge, que les plans se succèdent et s’affrontent, s’entraînent en un souffle continu d’images et d’actions. Nulle élongation qui soustraie le spectateur au temps, aucun plan-séquence qui permette de développer l’image, l’icône – c’est pourtant elle qui pousse le comte sans repos, et qui n’est traitée que par un mouvement, certes résiduel, quand elle mériterait tant de s’imprimer ! – sacrifice est offert au dieu-flux. Ce n’est qu’affirmé de plus fort par l’étrange inversion des valeurs du son et de l’image. Le premier, pourtant reflet de l’intériorité, tonne solennellement, s’abime dans le pompeux, quand il n’est pas épique hors de propos. La seconde, miroir inverse, souffre de cette frénésie qui brise toute capacité de fixation, de cristallisation. Il eût fallu radicalement intervertir ces valeurs : à l’image la lenteur, la contemplation, la respiration. Au son la force, la scansion, la saccade, la fugue, le cri souvent. En somme, alors que la vision manque, il n’est guère surprenant que toute l’œuvre pâtisse d’une ossature brouillonne et, parfois, franchement contradictoire.


Enfin, la photographie semble avoir été dirigée par un barbare parmi les barbares, un véritable boucher du beau. Filmer ces scènes comme on filmerait un péplum, voilà qui vaudrait que l’on jette l’œuvre tout entière. Ne prenons que l’exemple de cette scène, au retour du duel, sur le perron de la folie du comte : Haydée s’y perd dans un flou désagréable, occultant tout le jeu de lumière qui se fait le long de la ligne de son cou, l’image se fixant sur le comte dont la présence ne vaut que pour le seul artifice narratif. Il semble difficile de mal filmer une sculpture – car Anamaria Vartolomei en joue le rôle à la perfection – et c’est pourtant l’exploit que réalise ce butor. Le reste est à l’avenant, entre un traitement scolaire de la majorité des plans (un moindre mal), des erreurs à la limite de l’iconoclasme (on pensera notamment à la première rencontre en Haydée et le fils de Morcerf, traitée comme une vulgaire scène de voyeurisme de bout en bout) et quelques fulgurances. De celles-ci retenons la scène sur le divan du jardin d’hiver entre le comte et Mercedes : cette fois, le profil féminin est pleinement traité, s’inscrit dans l’économie d’un plan d’une longueur nécessaire, et où la lumière quitte (enfin !) son rôle d’accessoire.


Reste alors un film sauvé par ses femmes, dont la plus marquante n’est pas la sculpturale Haydée (servie comme on l’a soulignée par une interprète taillée pour le rôle), mais la tendre Eugénie Danglard, dont le grain de peau et la carnation valent tous les artifices de la Grecque. Trop peu présente – ce qui la sauve d’une profanation certaine – elle illumine de pureté un film qui néglige l’apport esthétique de ses personnages féminins. Ce, il faut le croire, pour le plus grand bonheur du spectateur, préférant la Beauté nue plutôt qu’emplâtrée.


Nul besoin de s’attarder sur les dialogues, où les parties de Dumas sont curieusement récitées, et les ajouts se démarquent par leur grossièreté plus que pour leur à-propos.


Retenons alors deux tableaux qui, détachés du maëlstrom qui les encadre, témoignent qu’il n’est de grande œuvre qui ne survive à la profanation : la rencontre au jardin d’hiver, théâtre d’un aveu à mots couverts qui respecte le canon romantique à la lettre et à l’image ; l’aveu d’Eugénie à André, où la première est sublimement dévoilée par un plan entièrement consacré à la faire idole, désignée par le regard de son amante.


Sorti avec l’ambition de la grande adaptation historique, Monte Cristo s’avère finalement décevant car trop convenu, sans subtilité, et surtout pour le défaut complet de traitement esthétique du sujet. Restent quelques joyaux semés çà-et-là, pour qui résiste à l’envie de ne plus émerger des yeux d’Haydée.


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le 3 juil. 2024

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