Quel film… Le Corps de mon ennemi est un film français du milieu des années 70. Un film de Verneuil, servi par Belmondo pour le rôle principal, et par Audiard pour les dialogues. Ce serait déjà suffisant en quelques termes pour allécher n'importe quel cinéphile. Mais quand on s'y plonge à nouveau : quel film …
Le film suit le personnage de Belmondo, alors qu'il sort de prison après sept années passées à l'ombre. On va le suivre dans son parcours vengeur de quelques heures, à travers la cité ouvrière qui avait accueilli auparavant son enfance, son ascension, et finalement sa chute. Tout au long de son parcours revanchard à travers les pavées et les briques rouges de la cité nordiste et tisserande, c'est autant de souvenirs qui s'égrènent au fil des rencontres de ceux qui furent autrefois alliés, partenaires et ennemis mortels.
Toute une vie est ainsi remontée par flashbacks. Tous les codes du film noir américain s'incarnent habilement sur une pellicule pourtant indécollable du contexte : Dans une France provinciale, ouvrière et giscardienne, qui dit doucement au revoir aux Trente Glorieuses, la voix off de Bébel nous offre le récit d'une vie, des pensées qui accompagnent ses pas, des regrets, des remords, des amertumes amusées qui émaillent ses souvenirs. Un garçon, qui n'oubliera jamais l'humiliation d'être né du mauvais côté de la barrière sociale, essaye de prendre sa revanche à l'âge adulte par son charme et son culot. Rien n'y fait. Il se rendra compte trop tard, perdant tout, qu'il est demeuré une marionnette, un petit aux yeux de ceux qui jouent d'autres cartes. Sept ans plus tard, il revient. Plus rien à perdre, il veut voir brûler ce monde qui s'est joué de lui.
L'homme est amer, cynique, drôle et touchant, mélancolique souvent. C'est Bébel, qui joue là une belle partition, entouré par autant d'antagonistes et de témoins inoubliables. Marie-France Pisier en garce bien née, Bernard Blier en grand bourgeois, et l'ensemble de la distribution sont épatants : parfois goguenards, parfois embarrassés, parfois féroces, ils sont une peinture tout en contrastes d'une France qui ne s'aime plus. Les dialogues d'Audiard, les réflexions que le personnage de Belmondo émet dans son parcours, sont autant d'oraisons funèbres et de mélancolies douces amères : elle constatent toutes la fin du temps des insouciances. La France ne s'aime plus.
Elle ne s'aime plus, et ça s'entend dans ces merveilles de pensées qui traversent notre personnage en pleine vendetta :
Et c'est à ce moment là qu'a commencé ma haine. A cause du "tu". A
cause du "fiston". A cause de la priorité. Moi, "tu". Elle, "Oui,
Mademoiselle, certainement, Mademoiselle, sur le compte de
Mademoiselle". C'est vraiment avec un profond sentiment de justice que
plus tard, beaucoup plus tard, j'ai couché avec elle.
Dans celle-ci :
On donnait dans le social. On faisait semblant de faire de la
charité … Nous ne donnions jamais d'argent car on nous avait prévenu
: quand on donne de l'argent aux pauvres, ils le boivent.
Ou bien encore dans cette dernière :
La province fout le camp. La rue du Commerce est devenu un énorme
étalage qui déborde de partout, qui dévore la rue … Une ville folle,
hagarde … Une foire au gadget, aux portes béantes en miroir, acier et
plexiglas, aux slogans péremptoires: "A saisir"... "Liquidation"...
"Nos prix qui pulvérisent" … Un monde qui brade … Qui bazarde … Qui
se débarrasse d'objets qui ne servent à rien qu'à être achetés.
Bien sur, on rigole. Bien sur, Belmondo est égal à lui-même : plein de panache et de charisme, mêlant sourire filous et rodomontades adroites. N'empêche. Quand il séduit une femme, on sent qu'il n'est plus dupe de lui. Quand il constate la mort prochaine de son père, on sent la blessure derrière l'orgueil du parvenu. On sent la mélancolie jusqu'à cette fin singulière : prendre un train avec plus jeune que lui pour fuir toutes ses vieilleries, leurs vieilles rengaines et leurs vieilles rancœurs.
Une fin qui fait comme un drôle de miroir à un autre film sorti vingt ans et même, dirait-on, des siècles auparavant. Un autre film de Verneuil, toujours avec l'écriture d'Audiard : Un singe en hiver. Là aussi, un Belmondo alors jeune et accompagné de jeunesse laissait derrière lui une province peuplée de gens usés, et d'un vieux trublion, poète au crépuscule. Le train comme une fuite, encore. S'agit-il, chaque fois, de laisser derrière soi un pays qui vieillit mal ? La mort métaphorique de Gabin dans cet autre film, comme la mort de Blier dans celui-ci, sont peut-être une seule et même allégorie. Celle d'un pays qui fait des films sur ce qu'il n'est plus, hanté par ce qu'il devient. En 2021, à l'ombre de notre quotidien, ce constat est d'autant plus troublant.