Attention au lecteur averti, j'utilise des éléments du récit, je vous conseille par conséquent de voir le film en question avant de vous jeter sur ma critique. Bonne lecture !
La nourriture possède un panel qui va d’un gras à une finesse dans sa présentation, pouvant nous amener l’eau à la bouche, et l’explosion de saveur qui l’accompagne et que le plat sous nos yeux contient. Mais la nourriture est souvent un objet de convoitise où tout comme le langage, il a évolué. Certains plats considérés comme populaires deviennent des denrées prisés par le milieu dont il est issu, et inversement, les ingrédients qui étaient inaccessibles, sont diffusés. Ainsi, la nourriture devient un enjeu tant esthétique par ce qu’il nous cache sous une apparence convoitée, et social par le fait d’avoir accès ou non à un désir. Elle est l’élément essentiel pour nous introduire au conte et à sa morale dans la plupart des récits littéraires. Peter Greenaway réalise un récit de différentes classes sociales qui se côtoient et s’entrecroisent autour de la nourriture.
Dans un premier temps, je préfère insister sur le fait que c'est la première fois qu’un réalisateur m’a démontré et fait ressentir les multiples sensations du goût d’un plan de cinéma. Certains réalisateurs me faisaient ressentir des sensations sans qu’il y ait cette délicatesse en bouche ni cette impression de découvrir un arrière goût. Greenaway nous propose des plans palpables où nous pouvons ressentir d’un côté la douceur et l’érotisme des milliers de plumes d’oies autour de ce couple, ou encore de la chaleur des pains qui représentent l’alliage des corps de manière extrêmement sensuelle. L’union du corps avec la nourriture recompose les corps tout en offrant une expérience démultipliée quant à leur étreinte. Mais vu que nous sommes dans ce que je préfère appeler, un cinéma de conte, la nourriture possède de multiple symbolique pouvant aller du rapport au plaisir charnel et celle gustative, à une relation à l’exhibition et au marchandage. Le personnage de Georgina n’est qu’un plat pour son ogre de mari qui consomme et qui réduit le personnage féminin à un objet de désir que l’on achète tout comme ce restaurant.
Peter Greenaway réussit à nous montrer la beauté du nu, notamment dans les scènes de rinçages où les personnages sont purifiés du vice et du rapport consumériste d’Albert envers les corps humains. Mais il oppose aussi cette vision, à celle de l’horreur où nous pouvons ressentir la corruption, l’emprise d’Albert et la putréfaction de ses aliments de “qualité” qui deviennent juste des cadavres. L’introduction fait partie de mes plus grands chocs visuels qui montrent une cruauté immonde où Albert ne prive pas seulement de la propriété du corps, mais aussi de la morale et de l’amour-propre. Auparavant, le réalisateur nous apprend à se méfier de ce que le regard nous indique de croire avec Meutre dans un Jardin Anglais, et dorénavant il continue de pousser cette méfiance de l’apparence, en exagérant le goût des plats, paraissant succulent puis devenant un cimetière. Là encore, le réalisateur nous prouve sa capacité avec la collaboration du chef opérateur, Sacha Vierny, à rendre les scènes d’une expressivité plastique forte, où les dialogues ne sont pas nécessaires et que le mouvement et la composition nous suffisent pour nous transparaître les enjeux.
Pour autant, l’écriture est essentielle ici afin de nous délivrer une impression morbide de ce que donne la nourriture dite par Albert, mis en opposition avec le silence du cuisinier interprété par Richard Bohringer. Le développement des personnages nous délivre un ton et une ambiance qui relance continuellement le rythme du récit, et par conséquent notre attachement émotionnel au fil de l’histoire. Albert est le premier des personnages du titre à nous être introduit, et nous montre son vice et son aspect parasite, détruisant les codes de bienséances en se montrant comme ayant acquis une connaissance dont on le sait, qui est issue d’une classe sociale convoité par lui mais dont il n’est pas issu, et également en s’infiltrant dans la cuisine, lieu de secret pour celui qui prépare et ceux qui s’aiment. Albert nous instaure un ton répugnant et gluant, dont les dialogues dégoûtent. Du côté des deux amants, les personnages jouent sur la sensualité du corps, des mots, du lieu, et surtout des regards qui sous-entendent et offrent une grande beauté dans le non-dit. Enfin, le cuisinier qui ne possède pas un développement comparable aux autres personnages, est un cas intéressant de personnage anomalie où nous n’avons pas besoin de chercher à comprendre son existence. L’interprétation suffit à comprendre qu’il est l’exact opposé d’Albert, puisqu’il montre la beauté de la nourriture jusqu’à en devenir innommable dans sa magnificence et sa délicatesse. De même, c’est le seul personnage qui possède une emprise sur Albert, créant des dialogues d’une grande satisfaction par le fait que indirectement, il remet à sa place Albert.
S’inspirant des coutumes du théâtre par son système d’actes, Peter Greenaway filme les décors et les costumes de manière à ce que nous connaissions chaque lieu, leur donnant une tonalité. Que ce soit la caméra qui passe entre les décors ou encore cet aspect fabriqué, le film nous étonne par le fait que nous y croyons et que nous avons une atmosphère qui là encore, nous instaure un rythme. Cette introduction reste un exemple parfait d’exécution où nous passons d’un lieu de dégoût à un endroit raffiné et plein de gâteries. La lumière et la couleur mettent en avant une plasticité du corps, du lieu, et de l'humidité où nous pouvons ressentir au touché cet aspect reluisant. Les transitions sont magnifiquement exécutées, particulièrement au travers de la robe de Georgina. Du rouge du désir, au blanc qui symbolise la prétendue innocence qu’elle prétend être face à Albert ou encore l’honneteté de ses sentiments envers son amant, en passant par la couleur noir qui représente le pouvoir (dont l’importance sera le moment où elle sera confondue avec le rouge ambiant de la scène finale, changeant le désir au bouillonement, à la profusion des sentiments de Georgina), la couleur a des symboliques qui s’entrecroisent dans chacune des scènes et qui dévoilent sans nous le dire les sentiments et les positions des personnages. Ce travail de la colorimétrie offre à ce film une gueule plastiquement unique.
Un passage obligé à la peinture peut nous permettre de constater une nouvelle fois la passion que possède Greenaway envers la peinture, notamment baroque. Pierre Paul Rubens donne des caractères au corps charnel et généreux en forme, stimulant au travers de quelques traits lumineux qui accompagnent la chaleur de certaines couleurs vers la pâleur des personnages leur donnant des joues rouges (Des tableaux comme Samson et Dalila). Pouvant évoquer la peinture baroque flamande, la recherche picturale de cette influence nourrit le film sur son dynamisme des corps et de la couleur qui offrent une matière au cadre, mais nous devrions nous pencher vers la peinture Hollandaise, particulièrement Rembrandt. Ce dernier renforce les formes et les visages incluant leur imperfection infime, et les jeux de lumière et d’ombres renforcent les richesses de la structure de la peau. De même, Rembrandt a réalisé une nature morte avec de la nourriture avec Le Boeuf Écorché qui offre aussi une présence à un plat qui n’est plus habité. D’autres de ses œuvres, de par le traitement de la lumière et des jeux d’ombres, démontrent une maîtrise du cadre et du clair-obscur qui se transmet chez Greenaway, notamment cette scène avec les oies. Si on évoque Rembrandt, il faut évoquer sa principale influence (Même si le peintre Gerrit van Honthorst pourrait être cité également pour le traitement de la lumière et des jeux d’ombres), Frans Hals, étant le peintre qui est cité directement avec Le Banquet des officiers du corps des archers de Saint-Adrien qui montre des faciès ques atypique avec une richesse tant dans l'accoutrement que dans ce qu’il mange. La multiplicité des sensations liées aux joues grasses et roses, des reflets de la soie et des autres tissus, et des détails du regard, démontrent l’influence de ce peintre sur le style de Peter Greenaway. Le traitement de la brutalité de la couleur et celle de l’obscurité m’ont évoqué les travaux de Caravage, soulignant les regards, les gestes et les contrastes. De même, le sujet de ses peintures démontre l’importance de Georgina dans la scène finale, avec notamment Judith décapitant Holopherne avec sa symbolique de la vertu face à la figure maléfique, sans ajouter la couleur rouge est dominante dans ce cadre. D’un côté complètement opposé, j’ai retrouvé aussi ce rapport au corps que possède Klimt avec un réalisme à certains moments sur les défauts du corps, tout en leur offrant une sorte de sensualité par le trait du dessin, pensant surtout à Trois Ages de la Femme.
L’élément que je n’ai pas voulu évoquer est sans aucune surprise, la scène finale qui représente l’accumulation des différents éléments, mais au paroxysme du récit, de l’esthétique et des enjeux. Le message du conte de Greenaway est le suivant : le pouvoir et la convoitise rendent l’être humain cannibal. Dans la plupart des représentations, le cannibalisme représente souvent la limite que la morale humaine donne, alors que cette dernière ne s’empêche pas d’humilier et de prendre jusqu’à même l’amour propre. Cette scène est d’une cruauté immense, renforcée par cette musique de Michael Nyman, Memorial qui est implacable, nous envoyant dos au mur et nous impose de voir et de subir. Certes j’aurais aimé que le geste de manger ce corps aille jusqu’au bout, mais cela n’empêche pas de voir en ce geste, la représentation sous forme de conte, la société humaine et ce qu’elle implique, soit manger ou être mangé. Voilà la raison pour laquelle je qualifie ce film, de Cinéma de conte par le fait que son récit simple cache une morale qui s’applique indéniablement dans notre société.