La belle aux armes
-Il est toujours agréable d’avoir le choix dans la date- Ça fait déjà un bon moment que je ne peux regarder un film sans prendre au préalable connaissance de son année de sortie. Cette habitude,...
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le 5 déc. 2013
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Il est difficile pour un truand de faire peau neuve au cinéma. Il peut toujours modifier le calibre de son flingue, s’affubler de tics inédits, remâcher des complexes au lieu du chewing-gum, se charger d’un peu plus de macchabées, réassortir le lot de petites frappes et de poupées blondes gravitant autour de lui, reste qu’il n’a pas trente-six arguments pour convaincre son prochain. Le réalisateur de films criminels est un peu dans la même situation, disposant d’une panoplie guère mieux fournie. Sa suprême ressource est de faire parler la poudre. Tout son art consiste donc, pour donner du poids aux images, à retarder au maximum ces petits dénouements déclenchés par la pression sur la détente, à suspendre la menace jusqu’à la rendre intolérable et à faire "désirer" au public l’aboiement du revolver. Dans Le Démon des Armes, Joseph H. Lewis emploie cette technique avec une efficacité qui s’élève à la démonstration quasi mathématique. Son héros, Bart Tare, cultive une passion pour les armes à feu mais n’abat que des pipes dans les foires ou des goulots de bouteille. Jusqu’au jour où il rencontre une fille à l’œillade assassine, Annie Laurie Starr, qui donne des récitals de tir sous un chapiteau de cirque. Échanges de coups de pétoire et… coup de foudre. Mais la demoiselle a de l’ambition. Son amour ne peut s’épanouir qu’en Cadillac ou en manteau de chinchilla. Étendue sur le lit, elle passe au chantage aguichant, plus directe que Bonnie Parker lorsqu’elle caresse voluptueusement le barillet du Smith & Wesson de Clyde Barrow. Il y a dans son sourire autant de maléfices qu’au bout du canon de son 6 mm. En duo dans un spectacle forain, puis marié, le couple survit grâce à de petits larcins. Il gagne toujours en audace. Le sang coule. Chasse à l’homme et dernière rafale parmi les lianes mauvaises d’un marais asphyxiant. Le tragique ne relève plus d’un quelconque fatum, comme chez le Fritz Lang de J’ai le droit de vivre, mais d’un simple enchaînement logique. Aucun arrière-plan social ou esthétique ne nuance la violence comme chez l’Arthur Penn de Bonnie et Clyde, qui surenchérit presque sur le crépitement des mitraillettes pour mieux objectiver son propos.
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Sobre, incisif, parfois frénétique, Le Démon des Armes est le fruit de contraintes techniques et de paris audacieux : filmer avec du matériel portable dans les conditions d’un documentaire, installer une caméra à l’intérieur d’une voiture pour ne pas recourir à des transparences, tourner en son direct avec des éclairages de fortune. Il y gagne sa liberté de ton et d’allure grâce à cet équilibre constant entre studio et décors naturels, ce glissement d’une lumière composée à une lumière du jour, d’un extérieur vrai (l’eau, les feuillages, le vent dans l’herbe) à un extérieur reconstitué (l’ultime scène dans le marécage). On comprend que la Nouvelle Vague ait contribué à le rendre presque mythique et s’en soit inspirée nombre de fois, consciemment ou non. Mais À Bout de Souffle et Tirez sur le Pianiste substituaient à sa spontanéité furieuse (inséparable, de par sa marginalité même, d’un système de production bien en place) une insistance cinéphilique qui désamorçait ou déplaçait le propos passionnel. S’il vient après Les Amants de la Nuit de Nicholas Ray, le film reste en effet dénué de toute référence autre que l’usage commode des conventions d’un genre, ces derniers servant de syntaxe, de base dramaturgique pour le faire fonctionner sans distraire le spectateur du projet formel. Ainsi lorsque Bart annonce à Annie qu’il en a assez d’être traqué et veut mettre un terme à leurs forfaits, elle lui réplique l’argument routine anticipant l’issue fatale — le classique "on fait un dernier coup et on arrête". Ce type de repère permet de se détacher des contingences de l’intrigue pour mieux apprécier le langage de la mise en scène. Le scénario se sert volontiers d’archétypes, à commencer par celui de l’homme faible et de la vamp fatale, une "femme-enfant" comme il se doit en ces années d’après-guerre. Et le brio avec lequel Lewis anime de tels lieux communs donne raison à cet aphorisme voulant que le meilleur cinéma ne soit jamais constitué que de 24 clichés par seconde.
Le film se situe en quelque sorte au carrefour de deux formes d’écriture cinématographique. La scène inaugurale, avec son décor en fausses perspectives et sa pluie diluvienne et nocturne, dont la fonction est autant de masquer la maigreur du budget que d’installer d’emblée un motif plastique et thématique essentiel, appartient à la tradition classique. D’autres effets, en revanche, imprègnent la forme même d’un parfum libertaire, brisent la continuité du récit, font respirer le découpage au rythme de la sauvagerie ambiante. Ils témoignent de cette volonté expérimentale qui allait bientôt paver la voie d’une approche hybride et favoriser l’alternative indépendante. La transgression des règles, à l’intérieur même d’un cadre librement consenti, s’accompagne d’un dynamitage du sens pour suggérer ce qu’Hollywood biaisait traditionnellement : l’expression du désir. Lors de l’ouverture, c’est le jeune Bart qui s’offre frontalement à la caméra avec une ivresse presque orgasmique, tandis qu’il admire l’arme derrière la vitrine. Plus tard, la première apparition d’Annie est tout aussi franche : son visage surgit du bas du cadre, clair sur fond noir, et tire droit dans l’objectif, foudroyant le héros présent dans la salle. Le cinéaste inverse symboliquement le procédé vers la fin, lorsque Bart bascule définitivement vers la mort en glissant jusqu’à disparaître par le bord inférieur de l’écran. Cette recherche stylistique retrouve les procédés de répétition et de multiplication qui caractérisent la narration des contes de fées. Le thème du couple en fuite n’est qu’un avatar du modèle d’Hansel et Gretel, parabole sur l’enfance prise au piège consumériste. Au sein de ce cycle, Le Démon des Armes est, avec La Balade Sauvage de Terrence Malick, le film le plus délibérément et consciemment métaphorique. La cohésion est partout, discrète mais indiscutable : concordance des vêtements et accessoires des deux amants (accoutrement de cow-boy, lunettes noires ou de vue), rigueur du montage parallèle (la préparation du hold-up dans l’entreprise de boucherie, la fuite avortée des deux voitures en des directions opposées), développements ternaires (trois amis d’enfance, trois meurtres). Pour raconter son histoire, le cinéaste ne cherche pas à accélérer, à précipiter le mouvement. Il préfère la durée réelle ou le temps réduit à sa plus simple expression : une chute brutale, quelques fractions de seconde, dans un plan. Le premier hold-up du couple est montré très brièvement, au gré d’un travelling avant accompagnant leur sortie des lieux. Même lorsqu’une série de plans courts se succèdent (voyage de noces, Las Vegas), il ne s’agit pas d’une durée minimale abstraite, destinée à figurer le temps qui passe, mais d’une perception concrète, inscrite dans le présent du filmage. Parce qu’il connaît les contraintes de la série B, le cinéaste ne tient pas à tout montrer. D’où un récit forcément lacunaire, une caméra admettant qu’elle en verra moins que ses personnages, comme en retrait par rapport à l’action. Soumis à cette économie, le film préfère le fragment à la surface des choses, le trait juste au spectacle du monde. L’espace du champ s’en trouve raréfié, réduit au cadrage ultime de deux visages dans un plan et creusant le milieu environnant de tous les sons et de toutes les voix. L’œuvre, qui reprend un sujet rebattu non pour en faire un apologue sur le destin ou la fatalité sociale mais sur la liberté et la passion, en tire ses accents lyriques les plus sincères et les plus émouvants.
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La direction d’acteurs participe intensément à cette injection d’âme, à commencer par le choix même des vedettes. Dans La Corde, John Dall jouait un meurtrier homosexuel hautain et Farley Granger son compagnon rongé par la culpabilité. Alors que le second, dans Les Amants de la Nuit, incarnait la même année un criminel en fuite, le premier interprète ici un rôle équivalent. Logique poétique articulant autour de l’opus hitchcockien, huis-clos statique et coloré, deux volets dynamiques et monochromes. Mais Dall inverse son personnage de meneur et endosse une composante passive pour, en fin de parcours, assumer sa radicalité dans la révolte. Consciente de sa névrose, voire torturée par elle, Peggy Cummins n’est quant à elle pas une "innocente perverse" comme Gene Tierney dans Laura, ni une suicidaire comme Jean Simmons dans Un si Doux Visage. Elle forme avec son partenaire un couple plus amoral qu’immoral, malade peut-être, infantile sans doute mais étonnamment sympathique, sans trace d’apitoiement. Toute illusion sur soi-même ou sur l’autre, tout calcul de sentiment semble absent de leur relation : quand Annie affirme qu’elle "est mauvaise mais qu’elle veut changer", puis qu’elle "a essayé mais n’y arrive pas", ou qu’elle laisse son amant libre de partir en sachant qu’il n’en fera rien, elle est de parfaite bonne foi. Évidemment, la morale en prend un coup. Les Jiminy Cricket de la bonne conscience font plusieurs apparitions, notamment la sœur du héros et ses deux copains. L’un d’eux dit à son adresse : "You were born dumb." Dumb, idiot comme Bart qui n’en a rien à faire d’un foyer heureux. Dumb, muet d’admiration comme le spectateur devant un cinéma qui, pour éviter de construire un décor, invente un espace (plongée verticale sur la feuille de journal où s’élabore un plan de hold-up), une absence d’espace (le brouillard final), ou conjugue les deux (le fameux plan-séquence vu depuis la banquette arrière du véhicule — un casse complet, dans la durée s’il vous plaît, avec en tout et pour tout un figurant et deux accessoires). Et s’il fallait une séquence pour résumer la teneur du film, pour capter l’invincible tremblement du désir qui le transfigure, peut-être ne devrait-on retenir que ces quelques échanges électriques au beau milieu d’un numéro de foire. Annie pointe son fusil, se concentre sur un bout d’allumette, à trois centimètres du visage de Bart. Elle ferme un œil pour viser : très calme, il attend, lui sourit et lui renvoie un clin d’œil. Faire l’amour par armes à feu interposées ? "Vous m’avez fait peur avec votre numéro", leur dira l’employeur jaloux. Un vrai couple d’animaux insoumis, jusqu’au climax de la tuerie finale. Même sans jungle et à Hollywood : sauvages et beaux.
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le 13 nov. 2023
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