Le nom de Friedrich Wilhelm Murnau ne vous est peut-être pas des plus familiers, pourtant ce cinéaste à la carrière et à la vie hélas trop courte fut l’un des plus influents des années 1920, et son héritage perdure encore. Révélé aux yeux du grand public grâce à son classique Nosferatu (1922), il réalisa plusieurs autres films majeurs de l’époque, tels que Faust, une légende allemande (1926), L’Aurore (1927), et le film dont il est ici question, Le Dernier des Hommes (1924).
Le Dernier des Hommes nous raconte donc l’histoire du portier d’un grand hôtel. Celui-ci adore son travail, lui donnant le sentiment d’être utile, et lui permettant surtout de revêtir une tenue remarquable qu’il lui plaît d’arborer en public. C’est ce qui fait sa fierté, mais malheureusement, l’âge avançant, ses capacités sont remises en question, et il est remplacé sans préavis par le patron de l’hôtel. S’ensuit alors une descente aux enfers, où le portier est relégué aux toilettes de l’hôtel, ignoré des clients, et raillé par ses voisins. Murnau met ici en scène l’injustice d’une société basée sur l’influence et l’argent, où la suprématie des classes prend le dessus sur l’entraide et l’humanité. Le respect n’est obtenu que par le statut social, le héros est salué lorsqu’il arbore sa tenue, mais dès lors qu’il perd son travail et sa tenue d’apparat, les railleries pleuvent, tandis que ceux qui se moquent ne peuvent guère lui envier sa situation, étant eux-même miséreux.
Alors que l’Homme est supposé être grégaire, fort par le nombre et par la cohésion avec ses congénères, c’est tout le contraire que Murnau montre dans Le Dernier des Hommes. Égoïste, l’humain préfère se moquer plutôt que d’aider celui dans le besoin, dans le but d’ignorer sa propre condition, laquelle est également mauvaise. D’abord dans la lumière et la joie, Murnau nous fait découvrir un monde ténébreux, où la solitude est le lot de ceux qui ne voulaient qu’être aimés des autres. Le réalisateur allait d’ailleurs terminer son film sur un bad ending terrible et fort, mais décida de retourner la situation en un happy ending qu’il juge lui-même être improbable. Improbable car tiré par les cheveux, ou improbable car tellement fou que cela n’aurait jamais pu arriver dans la réalité, comme un aveu de résignation face à une fatalité funeste ? La question demeure.
Mais là où Le Dernier des Hommes brille tout particulièrement, c’est dans la puissance du langage cinématographique qu’il emploie, et par sa beauté visuelle. Murnau expérimente diverses nouvelles techniques dans ce film, telles qu’une caméra donnant l’impression d’une vue subjective, des mouvements de caméra très réguliers, une véritable fluidité dans le déroulé de l’intrigue… Le réalisateur met un point d’honneur à donner du sens à l’image, à construire ses plans, à laisser les visages s’exprimer, à transporter le spectateur, à tel point que le film n’est doté que d’un seul petit intertitre, fait très rare à l’époque. Aucun dialogue n’est donc explicité, mais la réalisation millimétrée de Murnau compense ce manque, et l’absence d’intertitres permet justement un flux ininterrompu d’images, à la manière d’un film actuel. Le passage où le héros, ivre, se met à divaguer et à rêver, est d’ailleurs un modèle du genre et concentre tout le génie novateur de Murnau.
Le Dernier des Hommes est un joyau du cinéma muet, figurant parmi les plus novateurs de l’époque, les plus modernes, mais également les plus beaux. Porté par la formidable prestation d’Emil Jannings, grand acteur de l’époque et futur lauréat du premier Oscar du Meilleur Acteur pour son rôle dans Crépuscule de Gloire (1928), c’est un film qui se regarde réellement, et qui s’admire. Puissant, beau, poétique, tragique, il concentre tout ce qu’il y a de meilleur dans le cinéma muet pour lui apporter une touche de modernité qui préfigure l’avenir du cinéma. Avec ce film, Murnau réalise l’un des plus grands films de l’époque, avant l’impressionnant Faust, une légende allemande (1926), que je considère également être parmi les meilleurs films muets, et même les meilleurs films tout court. Comment ne pas vous recommander, un jour, de vous attarder sur ce film ?