Allemagne, 1924. Le coeur du maëlstrom d'hyperinflation. Le moment où le pays touche le fond, où Hitler tente son putsch de la brasserie. J'ai sans cesse pensé à ce contexte quand j'ai vu ce film.
La descente progressive d'un portier d'hôtel, donc. Emil Jannings, carrure massive, bacchantes bouffantes et triomphantes, et son bel uniforme à cordon et gros boutons dorés. Il est la vitrine de l'hôtel Atlantic, un établissement de grand standing. Mais il vit dans un immeuble de rapport minable, avec sa vieille épouse, et sa fille qui va bientôt se marier. La première scène paraît anodine, mais on le voit se luxer l'épaule en descendant une malle trop lourde d'une automobile. Il n'en garde pas moins sa bonne humeur, et il faut le voir, traverser droit comme un I, la cour de son immeuble. Seulement son âge fait qu'il est remplacé, et relégué au rang d'homme-pipi : il tend les serviettes et nettoie les toilettes de l'immeuble. Obsédé par la perte de son uniforme, il dérobe la clé de la penderie et revient le voler de nuit, pour pouvoir présider aux noces de sa fille.
Puis la routine se met en place : il dépose son uniforme en consigne à la gare et prend sa tâche sordide. Mais sa femme vient lui porter son déjeuner et voit son remplaçant. Elle demande son mari, et s'enfuit horrifiée. Se confie à la voisine, mais le voisinage écoute aux portes, et quand notre homme revient chez lui, il trouve l'appartement vide, et les regards goguenards des voisins. Il revient de nuit rendre son uniforme. Survient alors un carton, qui dit que l'auteur a voulu ménager une fin improbable à notre héros plutôt que de le laisser attendre la mort. On apprend par les journaux qu'un riche héritier est mort dans les toilettes de l'hôtel en léguant sa fortune à la personne qui le tiendrait dans ses bras. La dernière séquence montre notre portier faire bombance avec son ami le vigile, puis partir en fiacre non sans avoir distribué royalement les pourboires, en particulier au nouvel homme-pipi.
C'est un film quasiment sans carton narratif. Le récit n'en est objectivement pas aussi sombre que l'on pourrait si attendre, mais c'est l'intensité dramatique que la réalisation de Murnau et le jeu de Jannings apportent à chaque scène qui en fait le digne pendant de L'aurore. Au niveau formel, ce film a bien 20, 30 ans d'avance en termes de rythme, de découpage, d'invention formelle, car tout est fait pour nous faire voir le récit à travers les yeux de ce vieil homme qui sombre.
Film émouvant sur le naufrage de la vieillesse, sur ce monde urbain impitoyable qui est notre quotidien, sur les inégalités de richesse, sur la peur du chômage, du déclassement qui était bien réelle à cette époque. Le tout traité dans cet entre-deux qui rend les films de Murnau de cette époque si uniques, ce mélange de fable simple et de réalisme dynamique, cet équilibre d'une élégance extrême. A noter que le titre anglais, The last laugh ("rira bien qui rira le dernier"), est un contresens total, qui prend l'épilogue pour argent content.
Je me contenterai de lister tous les plans qui m'ont arrêté pendant mon visionnage :
- Travelling descendant : un hall d'hôtel vu à travers la grille de l'ascenseur. Préfigure la trajectoire du héros.
- Extérieurs sur le fronton de l'hôtel : environnement urbain luisant et en perpétuel mouvement, comme dans L'aurore. Le ballet incessant des voitures.
- La cour de l'immeuble avec l'extinction des feux, puis la lumière du jour qui arrive en accéléré.
- Scène poignante où le portier tente sans succès de prouver au patron de l'hôtel qu'il peut encore porter une malle, puis, hagard, se voit dépouillé de son habit par un valet aux gestes chirurgicaux.
- Le plan sur la noce inséré dans cette séquence, qui renseigne sur l'inquiétude du personnage.
- La porte qui bat sur le portier qui s'en va vers son nouveau lieu de travail.
- La séquence d'infiltration dans l'hôtel, pour reprendre le manteau, avec les lampes des employés de ronde qui dessinent des ronds de lumière qui oscillent.
- Travelling rapide allant de Jannings aux employés de la réception endormis, la caméra épousant le mouvement de son regard.
- Hallucination de voir la façade s'écrouler sur soi.
- Dézoom arrière rapide à partir du centre d'une trompette jouée par un ivrogne.
- Travelling latéral centré sur Jannings ivre après la noce, comme si la salle oscillait autour de lui.
- Rêve du portier portant une malle gigantesque, la lançant et la rattrapant devant la foule béate du hall d'hôtel.
- Séquence des commères à leurs balcons, qui se lancent l'une à l'autre des appels pour se passer la nouvelle de la déchéance de Jannings. Champ-contre-champ et zoom sur une oreille.
- Travelling arrière suivant Jannings qui avance vers la caméra tandis que les fenêtres de la cour s'ouvrent sur lui, avec des visages moqueurs en surimpression.
- Jannings effondré sur une chaise dans les toilettes, avec un rond de lumière sur son visage, posé par la lampe du veilleur de nuit compatissant.
- Plan-séquence sur une salle de restaurant où tout le monde n'a qu'à la bouche l'improbable épilogue, se passant le journal. La caméra s'arrête sur une table entourée de serviteurs, qui s'écartent brusquement pour montrer le visage triomphant de Jannings.
Ce film est sublime. Même un observateur moderne peu au fait des contraintes du parlant peut se rendre compte de son dynamisme incroyable pour l'époque, de ses effets de lumière incroyable.
Limpidité, élégance, fulgurance.