Décidément, on ne l’arrête plus. Chaque année, avons-nous le droit à au moins deux films du difficilement classable Quentin Dupieux, et son nom ne cesse de se faire entendre dans l’actualité cinématographique. Il faut dire que les dernières créations du réalisateur prolifique — en particulier Yannick et Daaaaaali ! — ont rencontré un succès à la fois critique et commercial, le plaçant de plus en plus au rang d’incontournable. Un succès qui se confirme avec son dernier film, Le Deuxième Acte, qui ouvre ce dernier Festival de Cannes. Un choix qui, pourtant, interroge.
Les concepts scénaristiques de Dupieux étonnent toujours. Partant d’un postulat toujours très simple, il parvient à dynamiter la matrice de son histoire afin d’en présenter une structure plus complexe, créant de cette manière l’absurde. Néanmoins, on sent, dans ses dernières productions, une volonté de se rapprocher du réel afin de le questionner. Ainsi, Incroyable mais vrai offrait une fable mélancolique sur le temps qui passe et la vaine quête de jeunesse. Yannick, peut-être le plus grand succès de Dupieux, assumait pleinement sa dimension politique : en interrogeant le rapport entre spectacle et spectateur, Dupieux mettait en lumière le grondement d’une classe précaire et la volonté d’une reconnaissance.
Délaissant les planches pour s’intéresser davantage au cinéma en lui-même, Le Deuxième Acte présente quatre acteurs, interprétés par Louis Garrel, Léa Seydoux, Vincent Lindon et Raphaël Quenard, alors qu’ils sont en train de tourner un nouveau film. En jouant sur les allers-retours entre ce dernier et ses coulisses — entre fiction et réalité —, on distingue à nouveau un certain sens de la mise en abyme qui fait acte de signature pour le réalisateur.
Mais cette dite signature constitue paradoxalement la faiblesse la plus importante du cinéma de Dupieux. Toutes ses idées de mise en abyme se retrouvent souvent parasitées par une surcouche qui fait perdre en sens et en efficacité, jusqu’à ne plus raconter grand-chose. En somme, Dupieux se prend les pieds dans le tapis et ne sait pas comment terminer son histoire. Le Deuxième Acte ne fait pas exempt de ces défauts.
On pourrait dès lors presque dire que son cinéma perd en audace et en inventivité. Excepté que la noirceur et le cynisme du long-métrage en fait une œuvre singulière dans le cinéma de Dupieux. C’est simple, on ne l’a jamais vu aussi piquant, et aussi méchant. En montrant le backstage d’un — semble-t-il — mauvais film d’auteur, Dupieux expose une galerie de personnages odieux, jaloux et imbus d’eux-mêmes, hypocrites, et qui cherchent à nuire l’autre pour mieux se mettre en lumière. Cela donne quelques fois des situations hilarantes (on pense à l’échange inouï entre Léa Seydoux et sa mère)… mais l’exercice a ses limites.
Ce qui se cache derrière Le Deuxième Acte, c’est finalement un long commentaire de 1h20 sur le cinéma, certes, mais surtout sur ce qu’il s’y passe autour. Questionnements sur l’intelligence artificielle, engagements politiques (et opportunistes) de certains acteurs : beaucoup de thèmes sont évoqués confusément et provoquent l’embarras : on soupire sur le discours coulant du « On ne peut plus rien dire », et on lève les yeux au ciel face à la lourdeur des références Me-too…
Mais le véritable souci, c’est que Dupieux use de l’indistinction entre réalité et fiction, pour pouvoir dire ce qu’il veut. Sauf que la fiction peut-elle légitimer les paroles misogynes et homophobes du personnage, par exemple, de Raphaël Quenard ? La nécessité et la justification de ce film deviennent assez malhonnêtes. Mais plus que tout, on s’interroge : pourquoi a-t-on choisi ce film pour l’ouverture du Festival de Cannes, à l’heure du bouleversement Me-Too et de la libération de la parole des victimes ?
Le metteur en scène ne s’arrête toutefois pas là. Après s’être attaqué à la profession de comédiens, il semblerait presque que le cinéma soit considéré comme dangereux. Musique, montage, effets spéciaux : il n’y a plus de place pour le naturel, indique Quentin Dupieux. Cette idée se développe jusqu’à atteindre notre réalité même, biaisée par l’omniprésence du faux. L’artificialité colonise l’authenticité.
C’est dans cette idée que le cinéaste est pertinent, car, en réaction, il laisse la place aux acteurs de se déployer, au moyen de plan-séquences et de travellings brillamment exécutés (en témoigne la longue rail utilisée, 650 mètres, d’ailleurs dernière image du film). Par un dernier jeu de miroir entre la fiction et le réel, où le personnage de Manuel Guillot se suicide de la même manière que dans la scène qu’il joue, Le Deuxième Acte se referme sur un sombre page, emplie du pessimisme de l’auteur : c’est que la réalité n’est ici qu’une désillusion.
Le Deuxième Acte est sûrement un des films les plus étranges de Quentin Dupieux, enivré d’une noirceur et d’une inquiétude rares dans son œuvre. Ça aurait pu être passionnant, si le cinéaste ne se complaisait pas dans une provocation peu subtile et presque déloyale.