C’est l’histoire d’un moustachu qui en singe un autre. Charlie Chaplin troque la figure de Napoléon, sur laquelle il se penchait initialement, pour celle d’Adolf Hitler, dont il devina tôt la dangerosité. Partant, il va s’employer doublement : en campant un barbier juif amnésique, mais aussi Adenoïd Hynkel, le chef autoritaire de la fictive Tomanie. Entre Hynkel et Hitler, les similitudes sont légion : un charisme wébérien, des slogans à l’emporte-pièce, la double croix, les démonstrations de force militaires, des ambitions hégémoniques, des subalternes soumis, un rêve mortifère d’hygiène raciale et une haine aveugle des juifs. Si Chaplin est partout à l’écran, il l’est aussi en coulisses, puisqu’il signe le scénario qu’il met lui-même en scène.
La manière dont le cinéaste britannique satirise et déconstruit Adolf Hitler pourrait à elle seule faire l’objet d’une monographie. Les éléments de langage, les intonations et la gestuelle du Führer sont constamment moqués : la logorrhée nazie devient peu à peu incompréhensible, faite de borborygmes compulsifs et d’effets de manche, et elle se résilie finalement en une toux broyante et convulsive. Les ambitions hégémoniques hitlériennes transparaissent à l’écran par une carte du monde imprimée sur un ballon de baudruche qu’Hynkel manipule comme un enfant gâté, avant que ce dernier ne lui éclate symboliquement au visage. L’innovation militaire allemande prend la forme d’un lance-missiles actionné par une ficelle, puis un gilet pare-balles ou un parachute lamentablement inefficaces. Le dictateur de Tomanie sert par ailleurs de modèle à des peintres et sculpteurs chargés d’immortaliser sa grandeur, mais il ne consent à leur consacrer que quelques secondes par-ci par-là. Enfin, lorsqu’Hynkel rencontre son homologue Benzino Napoleoni (inspiré de Benito Mussolini), tous deux rivalisent d’ingéniosité pour apparaître supérieurs à leur interlocuteur : mises en scène très codifiées, sièges réglables et portés à leur hauteur maximale, boniments sur leurs capacités militaires respectives, au point d’évoquer des « cuirassés volants », etc.
Le Dictateur fait cohabiter le burlesque et la gravité. Il passe des gags en fast motion sur un champ de bataille à la répression et aux spoliations dans les ghettos juifs. Il conserve des réminiscences de Charlot (le chapeau, la canne, la démarche, la moustache, les sketchs muets et/ou en musique), mais évoque la « persécution d’innocents », les rebellions ouvrières, les barbaries nazies ou les juifs rendus captifs comme des oiseaux en cage (plan métaphorique s’il en est). Surtout, il délivre un monologue final d’une beauté et d’une justesse édifiantes, appelant à une « fraternité universelle » et regrettant le fait que « notre science nous a rendus cyniques et brutaux ». Pour tout cela, et pour les nombreuses subtilités sur lesquelles il nous est impossible de nous étendre, Le Dictateur est et demeurera encore longtemps l’un des films emblématiques de l’histoire du cinéma.
Sur Le Mag du Ciné