Là où Les Temps Modernes tournait en ridicule une société déshumanisée par un humour prodigieux et sa critique du cinéma parlant toute en discrétion, Le Dictateur, sous ses excès de comédie satyrique à dialogues, dépeint par ses séquences muettes un portrait attristé, presque démoralisé de ce Nouveau Monde inhumain, ultraviolent, cruel, bien loin de l'espoir et de la légèreté de son précédent essai politisé.


Il pose, dès les premières minutes, la nature de ses situations comiques : l'humour parlant, qu'on pourrait considérer comme source d'inspiration principale de la folie des Monty Pythons, témoigne du manque de maîtrise d'un auteur si virtuose avec le muet qu'il semblerait ne pas savoir canaliser ses idées avec du son. Trop généreux dans le grotesque et l'absurde, il se perd souvent dans des délires qui semblent ne mener nul part, sans toutefois posséder la justesse de ses gags habituellement seulement construits sur des gestes et des mimiques.


Chaplin, génie de l'expression qui en dit peu en sous-entendant beaucoup, abandonne, durant disons la moitié de son film, ses habitudes pour une écriture décevante qui tente de faire passer les codes du muet ultra-expressif et outrancier dans des situations parlées déjà bien exagérées dans l'infantilisation de leurs dialogues et la simplicité du traitement des personnages, qu'on croirait stéréotypés et qu'on pourrait seulement voir comme des personnages fonction.


C'est justement en croyant ceci qu'on passerait à côté de ce qui fait du Dictateur un si grand film : si le passage du cinéma muet au parlant est discutable, il faut reconnaître à Chaplin un sens aigu de la tragi-comédie qu'il pousse ici jusqu'à son paroxysme. La scène du globe, tout aussi comique qu'elle puisse paraître, témoigne d'une poésie toute fragile, assimilant cette satire d'Hitler à un enfant méchant avec les autres, qui une fois seul chez lui laisse voguer son âme de rêveur enchanté envieux de façonner la Terre à son image, non parce qu'il est profondément mauvais, mais bel et bien parce qu'il est profondément seul.


Ce désir de conquête, si franc qu'il en deviendrait presque pur, est de fait régit par de mauvaises motivations : dominer le monde n'aura jamais été l'ambition des hommes de bien, ni d'opprimer un peuple qui n'avait jusqu'ici demandé que de trouver sa place dans une société en pleine reconstruction. Il n'empêche que de le voir de retour en enfance, à faire rebondir son rêve comme en apesanteur, aura quelque chose d'indubitablement attendrissant : la figure de terreur, en fait sale gosse capricieux, bascule l'oeuvre du côté de l'émotion au moment de casser son jouet, un monde léger, fragile, prophétie immuable du destin écourté de ce dictateur de pacotille qui ne réalisera jamais son rêve. C'est là le prix des mauvaises actions.


Et s'il y a quelque chose de profondément humain et faible chez lui, il le dissimulera au moment de se retrouver en société, sans pourtant parvenir à cacher ses actions d'enfant : le conflit capricieux avec l'autre parodie de Mussolini, séquence un poil lourdingue, renvoie à ses moments de solitude et d'intimité, terminant de poser l'une des thématiques principales du Dictateur, l'apparat comme source de pouvoir, le soin laissé aux détails d'apparence pour s'imposer comme le meilleur, le plus prestigieux, finalement celui qui sera digne de dominer un monde considéré comme en attente de leader fort.


Persuadé de la légitimité de leur hérésie, les deux se livrent bataille comme chien et chat en s'aimant au fond comme deux frères totalement différents à la volonté propre pratiquement identique, construisant, sans le savoir, le destin d'un petit barbier juif sans histoire qui, justement, la marquera. Ainsi, la construction tout en filigrane du récit élève discrètement notre personnage principal vers des sommets vertueux qu'on ne remarque pas de suite, habitués à le voir bien agir, plaçant son destin sur des rails de grandeur insoupçonnée.


Toujours en fuite, les évènements le rattraperont sans qu'il ne puisse les éviter sur la fin, n'ayant plus d'autre choix que celui d'assumer les conséquences de ses actes en donnant lieu à l'un des plus beaux discours/monologues de l'histoire du cinéma, certes un poil utopiste mais d'une beauté solennelle qui prend aux tripes, et bien touchant aux vues des évènements qui suivront dans la véritable Histoire, trop absurde, celle-ci, pour se finir d'aussi jolie manière que Le Dictateur.


Ainsi, il reste après le visionnage à se battre pour construire un monde de raison.

FloBerne

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