Le Dossier 51
7.3
Le Dossier 51

Film de Michel Deville (1978)

Imaginez. Imaginez que, sans que vous le sachiez, toutes vos journées soient décortiquées par une puissance inconnue, qu’elles soient analysées, fouillées, passées au crible d’un regard extérieur et omnipotent. Imaginez que chaque incidence de votre quotidien soit programmée, chacune de vos réactions attentivement décryptée, chacune de vos rencontres soigneusement examinée. Imaginez que tous les détails que l’on aurait pu croire enfouis dans votre passé, dans les secrets de votre existence, ou même dans votre inconscient, soient classés et catalogués sans pitié ni pudeur, livrés aux ordinateurs et aux téléscripteurs, au mépris de toute moralité. Imaginez que vous ne soyez plus le propriétaire exclusif de votre vie, que celle-ci se révèle être au centre d’une expérience comportementale menée par un système bureaucratique et implacablement objectif. Une version cauchemardesque du Truman Show ? Pas tout à fait : son aïeul de vingt ans, une adaptation par Michel Deville, l’un des plus brillants et captivants solistes du cinéma français des années 70, d’un roman de Gilles Perrault, Le Dossier 51, qui avait déjà été approché sans succès par plusieurs cinéastes (Clouzot, Melville, Deray). Tournée avec le quart d’un budget normal, condition indispensable, selon l'auteur, pour pouvoir garder les mains libres. Libre : le mot détonne à propos d'une œuvre où l'on démonte tous les moyens de répression et de coercition employés par les professionnels du renseignement clandestin. Il est vrai que tout cela n'est qu'imagination : "Mon film n'est pas réaliste", précise le réalisateur. On voudrait le croire.


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Cette plongée dans les arcanes des services secrets dépoussière radicalement les conventions dramatiques et esthétiques du cinéma d’espionnage. Aussi éloigné d’OSS 117 que du romantisme sombre inspiré par la guerre froide et par l'univers de John Le Carré, elle s’ancre dans la banalité de tous les jours et révèle les agissements obscurs de groupes anonymes broyant des existences, sans remords ni états d'âme. L’argument : une structure occulte s’intéresse à un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay, Dominique Auphale, qui vient d’être affecté à un poste-clé dans un organisme international d’échanges commerciaux. Elle cherche à l’infiltrer pour en faire un agent à son service, et décide pour cela de prendre sous contrôle cet énarque austère, gaulliste ardent, père de famille rangé. Désigné sous le nom de code "51", il va faire à son insu l’objet d’une minutieuse enquête de personnalité. Le "dossier 51" est transmis à la section psychologique qui livre son profil : Auphale est un homosexuel refoulé, qui s’est construit une individualité rigide pour dissimuler ses tendances profondes. Le révéler à lui-même, en détruisant ses barrières mentales par la divulgation d’un secret de famille, permettrait de le maîtriser. Une opération complexe est organisée. Il n’y aura dans celle-ci nulle attitude, nul sentiment qui ne soit dirigé dans le but le moins désintéressé. Les confidences obtenues après l’amour, la confiance accordée spontanément : rien qui ne soit joué, qui ne soit fondamentalement faux, qui ne conduise inexorablement à une issue pressentie dès le début. Le puzzle 51 s’assemble ; la dernière pièce sera fatale. Mais le pessimisme sarcastique et noir qui baigne l’histoire est comme atténué précisément par le drame qui en consomme la chute. En se suicidant, en refusant l’image que l’on veut imposer de lui-même, Auphale fait obstacle à sa déshumanisation et sanctionne l’échec du démiurge (le psychanalyste) qui rêvait de le recréer asservi. 51 est détruit, mais non possédé.


La principale caractéristique du Dossier 51, son originalité fondamentale, est d'être presque entièrement réalisé en caméra subjective. Chaque scène est montrée du point de vue d'un personnage qui varie d’un moment à l'autre : un enquêteur, un projectionniste, un membre du groupe "Minerve", etc, l'ensemble formant cette entité codée et par nature abstraite appeIée "l'Olympe", plus proche d’Offenbach que de la mythologie grecque, et dont on ne sait finalement rien. Le corollaire de cette technique de prise de vues est la généralisation des plans-séquence, entre lesquels peuvent être intercalés les éléments du dossier : photographies, lettres, examen de diapositives sur fond de commentaires anonymes ou reproductions de peintures comme celle, si importante pour le déchiffrage de la personnalité de 51, de Mythomécanique, la toile de Labisse. Ces pièces sont commentées par les membres de l'Olympe, toujours invisibles à l'exception du groupe "Esculape", dont on devine qu'il forme une structure un peu distincte. Jamais les visages des manipulateurs n'apparaissent à l'image, on entend seulement leurs paroles. Ironiquement, Deville les décrit comme des employés ou des cadres de n'importe quelle entreprise ordinaire : ils dépendent des chefs, de la hiérarchie, ils se font taper sur les doigts, les départements sont en concurrence les uns avec les autres ("Minerve" ne supporte pas le service "Mars", et l'animosité est réciproque). Le contraste entre cette banalité quotidienne et le cynisme, l'incroyable froideur des agissements, assure la crédibilité et renforce le propos du projet. De Lawrence Durrell à Pierre-Jean Rémy, la littérature avait exalté le romantisme à facettes du double jeu : l’espionnage devenait un tout-va pascalien dans la grisaille de l’anonymat, gloire solitaire faisant du secret un triomphe et du triomphe un échec. Ici nul héros derrière l’anti-héros, seulement des machines. L’aventure orgueilleuse se transforme en débâcle, en cauchemar intériorisé.


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S’il existe une anti-matière où l’univers est reproduit en négatifs, alors Le Dossier 51 offre l’image la plus terrible d’une telle inversion. C’est un grand film paranoïaque, mais d'autant plus crédible qu'il est finalement très réaliste : qu'il s'agisse des espions ou des victimes, tous sont des gens parfaitement normaux. L'idéologie totalitaire de l’organisation secrète est à la fois glaçante et abjecte. À l’humain expulsé que représente le sujet d’étude de cette structure parallèle se substitue peu à peu une autre forme d’humain, monstrueuse et pathologique : celle des agents technocrates. Deville donne une forme saisissante à la manipulation de l’individu-citoyen, rejeté aux lisières d’une Histoire à laquelle toute participation lui semble interdite. Il dénonce la mainmise sur le pouvoir de groupes détachés de tout contrôle, agissant de leur propre chef pour des motifs mystérieux, mais que l'on devine essentiellement économiques. À ce titre l'Olympe et sa tête pensante, l'énigmatique "Jupiter", qui n'intervient que par l'entremise de secrétaires semblables aux aruspices de l'Antiquité, peut aussi bien dépendre d'un État que d'une multinationale. L’accusation est d'autant plus virulente que non seulement les procédés employés sont éthiquement inacceptables, mais leur résultat catastrophique. L'intrusion dans la conscience et le psychisme d'un homme, sans compter celle afférant à son entourage passé et présent, n’aboutira qu’à son annihilation, c'est-à-dire, par une ironie macabre, à l'effet inverse du but recherché. Ce danger était pourtant prévu et souligné par celui que l’on nomme "Esculape" et qui, dans la dernière phase de la manipulation, est l’ordonnateur de toute la mise en scène. Il n'est donc pas anodin qu'il soit interprété par Roger Planchon, lui-même metteur en scène de théâtre. Plus largement, on peut lire dans Le Dossier 51 une métaphore de la fiction et de la mise en scène cinématographique : certaines séquences sont perçues depuis la cabine d'une salle de projection, d'autres montrent les répétitions des agents préparant leur rôle, filmés en vidéo sous la direction de l'Olympe. Le cinéaste conclut par le seul plan qui ne soit pas en caméra subjective : une vue d'abord figée, puis se mettant en mouvement, du bureau où l'on découvre enfin le groupe "Minerve" et sur un tableau l'ensemble des documents formant le dossier 51.


L’œuvre possède donc la rigueur et la précision administratives du cas qu'elle illustre. Elle contraint à suivre toute l'enquête uniquement par le regard du service de renseignement : une posture inédite, aussi stimulante pour l'esprit qu’elle est dérangeante et inconfortable. Composée exclusivement de rapports, de notes de services, de fiches signalétiques, de relevés, de messages plus ou moins codés, elle constitue à la fois un divertissement brillant et une fable amère sur l'inhumanité des techniques modernes d'information, surtout de ceux qui les manipulent à leur profit exclusif. Elle brasse 16 mm, vidéo, images fixes : mille facettes pour les yeux d’un spectateur-insecte. En transposant en plans de cinéma tout un arsenal documentaire, Deville flatte l'intelligence du public et charge d’une existence autonome le contenu d'un portefeuille, d’une bande de magnétophone, des photos racornies, des paperasses annotées au marqueur… Mais ce diabolique va-et-vient entre objets et sujets n'est pas qu'un pari stérile adroitement gagné, car le film sait faire déborder toute l’affectivité que l’action de l’Olympe cherche à domestiquer. Lorsque, par exemple, l’épouse d’Auphale évoque la vie dans les camps de concentration, c'est soudain l'intrusion foudroyante du malheur qui s’invite dans l'univers glacé de l'efficience informatique. Et rien n’est plus beau, plus dramatique, plus poignant, que la longue scène où sa mère, femme solitaire mise en confiance par une jeune fille venue sonner à sa porte sous un faux prétexte, parle, se raconte, trouvant pour une fois quelqu'un qui l'écoute, et livre ainsi, sans le savoir, le détail révélateur. Deville dépeint cette inéluctable machination comme un Laclos de l'ère des grands groupes internationaux. Là est le secret du Dossier 51, qui procure un frisson constant, fait découvrir des pratiques atroces et terrifiantes, et qui apprend que, toujours et partout, des regards et des oreilles se tiennent aux aguets. Cette angoisse n'est pas seulement de nature socio-politique. Elle touche aux grandes questions existentielles : les méthodes toujours plus élaborées permettent de détecter ce que l'homme possède de plus intime. La sécheresse du film, son regard froidement clinique donnent la mesure du monde absurde et cruel où évoluent les vrais espions. C'est pourtant, par défaut, une œuvre pleine de chaleur et de sensibilité puisqu'elle provoque notre révolte, notre saine colère. C’est un grand cri pour le respect de la liberté individuelle.


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Thaddeus
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le 18 sept. 2022

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