Hitchcock prend lui-même la précaution de nous présenter, dès avant le générique, son film comme étant inspiré d'une histoire vraie de 1953. Il justifie cette précision afin de montrer combien la réalité dépasse parfois la fiction. Le dispositif d'introduction, pourtant inédit chez Hitchcock dans la forme en cela que celui-ci se montre et s'adresse à nous (seul film dans lequel on entende la voix du maître) est classique de l'anglais dans ce qu'il énonce : il nous fait face, à contre-jour, un projecteur dans son dos. Le cinéma d'Hitchcock pénètre l'esprit du spectateur par son œil et s'en empare. Véritable docu-fiction, Le faux coupable est mis en scène sur certains des lieux même du fait divers, faisant appel à d'authentiques témoins, pour jouer figurants et rôles secondaires. Le souci dont témoigne Hitchcock de retrouver les lieux et les personnages est étonnant parce que, sinon l'avertissement, rien ne transparaît de cette volonté d'authenticité, et Le faux coupable ne se distingue pas dans la filmographie d'Hitchcock par un réalisme particulier. C'est qu'encore ici tout n'est qu'affaire de fiction.

Les personnages hitchcockiens sont des dépossédés, ils ne maîtrisent plus leur destin. Pris dans le récit de l'autre, ils ne se reconnaissent plus et leur monde est transformé. Ici encore, Christopher « Manny » Balestrero est accusé à tort d'un hold-up qu'il n'a pas commis, et tout l'enjeu du film a priori de prouver son innocence, dont on est d'abord convaincu. C'est que le policier a déjà un récit dans lequel il doit faire rentrer un accusé et c'est bien cet enfermement-là dont le film traite. Tout le cinéma d'Hitchcock est hanté par cette question : que se passe-t-il lorsqu'on est embarqué dans un récit qui n'est pas le sien ? Et si on prend la peine de nous prévenir de la véracité des faits énoncés est-ce seulement pour inquiéter toujours plus le spectateur. En définitive la cible d'Hitchcock a toujours été la middle class américaine, sûre de son droit et de son fait. Que feriez-vous si soudain... ? Si soudain les choses n'allaient plus telles qu'elles allaient ? Si la fiction faisait irruption dans votre vie ? A la suite de Kafka, Hitchcock fait de l'erreur le ressort d'un suspense et d'une angoisse qui deviennent l'origine même du délire fictionnel. La réorganisation qui en découle, par contagion, entraîne le film lui-même ailleurs. Et c'est ainsi que vient se greffer, sur le drame de Manny, celui de sa femme qui contamine véritablement le film et corrompt l'unité de l'intrigue principale. Manny ne gardera ainsi de rancœur que contre le criminel dont il s'était avéré le sosie, pour le tribut que sa femme paie. Une coïncidence malheureuse, un hasard, font basculer la vie d'une famille dans le tragique.

En maître de la mise en scène, Hitchcock montre bien la perturbation des récits par la modification des trajectoires, et c'est pourquoi son cinéma est consubstantiel du genre policier. C'est qu'il faut un compte précis des agendas et des déplacements pour montrer la déroute de personnages dont l'histoire se voit soudain modifiée par des circonstances externes. C'est le sens de ces policiers qui attendent Manny devant chez lui et l'arrêtent sur le perron pour l'emmener au commissariat. C'est le sens de ces retours que feront Manny et sa femme sur leur trajectoire passée pour retrouver les rails de leur vie. C'est qu'encore pour Manny, sa déroute n'est que sociale. Qu'en est-il de sa femme, qui perd la raison ? Et c'est là qu'Hitchcock demeure à mon sens très mystérieux.

La scène la plus mémorable n'est aucune de celles touchant Manny, mais celle chez l'avocat où il évoque la rage de dent qu'il avait à l'époque des faits qui lui sont reprochés et qui le rendait méconnaissable, mal dont souffre sa femme au début du film. C'est alors qu'elle se retrouve plongée dans une torpeur dont elle ne sortira plus. Il y a là un nœud incompréhensible, une terreur qui s'immisce dans la possibilité du quotidien, où, sans raison apparente, une personne perd pied. Hitchcock double là l'intrigue policière d'une énigme insoluble et menaçante dont on n'aura pas la réponse. Et sans doute la manière de filmer depuis la subjectivité de Manny n'est-elle pas pour rien dans l'abîme. Et l'on retrouve là deux thèmes d'Hitchcock que sont en premier lieu, par l'intermédiaire de la définition de l'homme et de la femme, celui du couple et, en second lieu, la question de la subjectivité, et leur articulation. Au cinéma l'adhésion au film se fait par identification au personnage principal. Hitchcock, en nous donnant à voir une victime inconsciente de son statut, nous brouille d'emblée dans la réception qu'on a du monde qu'il nous décrit. Nous voyons un écran et nous oublions que comme Fonda qui regarde par l'interstice de la porte de sa cellule, nous sommes fixés à l'œilleton d'une caméra. C'est tout le jeu d'Hitchcock de nous emmener où il veut, de nous montrer que ce qu'il veut et c'est en sadique et en pervers qu'il orchestre la maestria de ses films. Ainsi nous saurons tout de Manny, de son emploi du temps, de ses déplacements, de sa famille et rien de sa femme qui nous demeure un point d'ombre. La récurrence du thème dentaire n'est ainsi pas anodine. Lorsqu'au début du film Manny rentre chez lui et trouve sa femme au lit, celle-ci se plaint d'une rage de dent (qui est l'argument tragique du film si on veut) et lui rapporte ce que lui a expliqué son dentiste : « les mâchoires humaines rapetissent et le nombre de dents diminue mais les dents sont en avance sur la mâchoire. », elle s'interrompt et poursuit « enfin bon elles sont en surnombre. » C'est qu'elle a commis une erreur logique. Et lorsque Manny évoquera devant l'avocat son problème dentaire, il est vraisemblable qu'Hitchcock ait voulu renvoyer par l'équivalence analogique et symbolique à la première occurrence. C'est-à-dire à la fois à la rupture, rupture dans la conduite du récit et rupture dans la logique, à la fois à la cause profonde : la scène intime de Manny au chevet de sa femme nous apprend, dissimulée derrière la problématique sociale que soulève le coût de l'opération des dents de sagesse, la problématique intime, à savoir qu'ils font chambre à part. Et ce qu'Hitchcock en creux raconte, par le tour de force d'une narration subjective à l'excès, c'est l'abîme qui sépare le mari de sa femme, l'ombre qui se loge dans le couple et si, lors de la scène chez l'avocat, on ne manque pas de supposer d'abord que la femme comprend alors que son mari est peut-être coupable, c'est bien qu'Hitchcock nous entraîne là sur une fausse piste et creuse le fossé moins dans la factualité d'un emploi du temps possiblement criminel que dans la fiction d'une subjectivité inaccessible et incommunicable. Alfred Hitchcock prend ici la mesure limite de ce que peut le cinéma, limite qui sera pour une grande part le cinéma d'Antonioni.
reno
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le 30 mai 2012

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