Ils disaient que le roman de William S. Burroughs était inadaptable, alors Cronenberg l’a adapté. Comme je l’ai écrit dans ma critique précédente - sur le film intemporel La Mouche - je ne suis pas vraiment enthousiaste à l’idée de voir des œuvres littéraires être portées à l’écran. Il y a tant d’histoires à raconter, que l’adaptation est pour moi un frein à l’originalité. L’exercice de l’adaptation est complexe, il s’agit de s’imprégner d’une œuvre riche et détaillée puis d’en extraire la substantifique moelle. C’est un réel travail, je le reconnais.
David Cronenberg écrit lui-même le scénario, et bien entendu le réalise. Il collabore once more avec son compositeur fétiche, Howard Shore et sa sœur Denise Cronenberg s’occupe de la création des costumes.
Naked Lunch est à l’image de l’univers de Cronenberg, et par univers j’entends les histoires qu’il invente à partir de ses obsessions.
Je n’ai pas lu l’ouvrage de Burroughs, donc je ne serai aucunement en capacité de comparer les deux œuvres, et de dire si oui ou non, l’adaptation de Cronenberg est fidèle. Il s’agira de juger le produit filmique en tant qu’œuvre purement cinématographique.
L’histoire tourne autour de deux thématiques : la drogue et l’écriture. On connaît chez Cronenberg son envie de retranscrire la dualité cronenbergienne. Le sexe et la mort sont intimement liés alors qu’ils sont en apparences parfaitement opposés, le sexe pouvant donner la vie, et la mort n’est rien d’autre que l’aboutissement de la vie, le point final. Mais c’est également à travers ses personnages que le concept de dualité est mis en exergue, dans La Mouche, l’homme et le monstre sont unis dans un seul et même corps, dans The Brood la femme exprime sa colère à travers de maléfiques enfants qui ne sont rien d’autre que des manifestations physiques de sa colère intérieure, dans Naked Lunch, l’écrivain inspiré et l’individu drogué sont prisonniers du même corps. Ainsi, il y a toujours la dichotomie entre le corps et l’esprit qui ressort, et l’esprit torturé finit toujours par malmener le corps possédé.
Quelque part, la finalité de la drogue est identique à celle de l’écriture : s’évader, se libérer, se dédoubler. Dans Naked Lunch, l’usage de la drogue - qui est supposée exterminer les cafards et par extension les bugs, on n’est jamais loin de La Mouche - entraîne des hallucinations. Ces dernières sont des visions alternatives de la réalité, comme si un second moi prenait le dessus sur le principal moi. Ces hallucinations - bien que néfastes et dangereuses - incarnent en fait la libération d’un personnage prisonnier d’une réalité envahissante.
Dans une certaine mesure, l’écriture est une hallucination contrôlée. On invente pour se libérer, on écrit pour ne pas dire, on se dédouble pour échapper à la réalité. À mon sens, il n’y a rien de plus beau et personnel que l’écriture : on confronte consciemment (et parfois inconsciemment) sa conscience à son inconscient. Et dans Naked Lunch, Bill Lee (Peter Weller, qui a le regard et le ton de Cillian Murphy et l’avant du visage de James Franco) est constamment en discussion avec sa machine à écrire qui - vu qu’il s’agit de Cronenberg - se transforme en un insecte charnel. C’est le processus de l’écriture, l’homme conscient (mais sûrement drogué) s’adresse à son inconscient à travers sa machine à écrire. On signalera par ailleurs que les créatures du film sont le fruit de l’imagination de Chris Walas, designer de la Mouche, 5 ans plus tôt.
La drogue et l’écriture forment une unité alors qu’elles génèrent la dualité.
Le festin nu de Barton Fink
À bien des égards, le 12e long-métrage de Cronenberg ressemble à Barton Fink des Frères Coen.
Les deux films ont été réalisés en 1991, ont à l’affiche Judy Davis et thématiquement se rapprochent. Dans Barton Fink comme dans Le Festin nu, il est question du processus d’écriture. L’appartement calamiteux de Bill Lee dans l’Interzone rappelle la chambre d’hôtel miteuse dans Barton Fink. Ensuite, les personnages interprétés par Judy Davis sont similaires, chacun meurt de façon abstraite, comme si sa mort n’était qu’une hallucination des protagonistes, et donc des spectateurs. Enfin, les héros de chaque film sont des écrivains - torturés car plus inspirés - portant des lunettes rondes.
La ressemblance entre les deux métrages est frappante, seulement l’un (Barton Fink) est particulièrement réussi et manie l’ambiguïté et le rapport entre le rêve et la réalité à la perfection tandis que l’autre regorge de bonnes idées - autant scénaristiques que scéniques - mais pêche dans son résultat final.
La musique jazzy du compositeur canadien contribue à l’installation d’un climat étrange, la photographie jaunâtre favorise l’immersion dans ce New York des années 50, les scolopendres, les cafards et les extraterrestres renforcent le sentiment horrifique du métrage et pourtant le festin nu ne m’a vraiment pas rassasié.
Le Festin nu est volontairement malsain, étrange, déroutant et dérangeant, comme peuvent l’être Mulholland Drive, Barton Fink ou Videodrome. Mais contrairement à ces trois œuvres sensationnelles et fascinantes, Le Festin nu dérange plus qu’il ne fascine.
PS : RIP Ian Holm, qui dans ce film incarnait un personnage inquiétant et contribuait à l’ambiance déconcertante de Naked Lunch.