« [Le Fils de Saul] arrive vingt après deux films La Liste de Schindler de Spielberg et La vie est belle de Benigni, qui avaient suscité un débat dont les conclusions semblaient sans appel : on ne peut pas « fictionnaliser Auschwitz » sans se heurter à l’irreprésentable de la machine de mort des camps. » nous dit Jean-Philippe Tessé des Cahiers du Cinéma. László Nemes a décidé, malgré cela, de se frotter à cet irreprésentable, en abaissant à son niveau le plus bas la dite fictionnalisation.

En dépit des efforts du réalisateur Hongrois, Jean-Philippe Tessé reproche au Fils de Saul de vouloir nous faire vivre une expérience : « Les publicités le crient partout : vivez l’expérience ceci ! Vivez l’expérience cela ! Et pourquoi pas l’expérience Auschwitz ? ». Mais par exemple, Primo Levi, dans Si c’est un homme, fait-il autre chose ? Son témoignage est, bon gré mal gré une expérience que nous acceptons, que nous avons choisi de vivre par procuration. Et ramener Le Fils de Saul à un argument publicitaire est évidemment réducteur. Car comme le souligne Arnaud Hée de Critikat, l’ambition du Fils de Saul est énorme : il s’agit « de la quête pour la dignité d’un corps quand celui-ci est soumis à sa plus pure négation ». La publicité, c’est la propagande, c’est la séduction. Le Fils de Saul n’a rien à vendre et n’a personne à convaincre. La provocation n’est pas toujours là où l’on pense…

Ainsi, Louis Blanchot, de Chronicart, n’hésite même pas, lui, à employer le terme de spectacle : « [le spectateur] se retrouve à négocier tout du long avec un malaise voyeuriste que le film n’assume qu’à moitié, prisonnier d’un intervalle entre les exigences de la morale et la plénitude du spectacle — entre ce que le cinéma n’aurait pas le droit de nous montrer et ce que malgré tout, on ne peut s’empêcher d’y voir ». Mais cette négociation de soi à soi ne tient finalement qu’au souhait du spectateur de douter des intentions du réalisateur (qui souligne dans une interview à Télérama en Novembre 2015 que l’un de ses objectifs était précisément de fuir tout sensationnalisme). De fait, dès les premières minutes du film, sales et repoussantes, on comprend bien que l’on n’a pas à faire à un spectacle (les notions de divertissement et même de suspense que l’on retrouvait dans La Liste de Schindler et La vie est belle sont totalement étrangères au film), mais à une plongée au cœur des ténèbres.

Supposer que le film n’assume qu’à moitié ses intentions c’est faire le procès en honnêteté d’un homme qui connaît très bien toutes les polémiques qui ont entouré les films de fiction autour de la Shoah (cf. la même interview à Télérama). Que Nemes ait contourné cela est un choix affirmé, sans compromissions. Arnaud Héé le souligne dans son article : « László Nemes se tient à une stratégie où, par l’usage de focales longues, [l’événement de la Shoah] devient une sorte de hors-champ dans le champ ». Si bien que « le malaise voyeuriste » évoqué par Louis Blanchot ne peut, par définition, être satisfait. Ce qui amène Arnaud Hée à affirmer qu’« on est […] loin de films problématiques à ce propos, tels que La vie est belle de Roberto Benigni ou La Liste de Schindler de Steven Spielberg – la scène de la douche. »

Claude Lanzmann, qui a adoubé Le Fils de Saul, est revenu à la fin du festival de Cannes dans Télérama sur la notion de représentation : « Ce que j’ai toujours voulu dire quand j’ai dit qu’il n’y avait pas de représentation possible de la Shoah, c’est qu’il n’est pas concevable de représenter la mort dans les chambres à gaz. Ici, ce n’est pas le cas.» Claude Lanzmann n’a sans doute pas plus d’autorité sur les qualités cinématographiques du Fils de Saul que Louis Blanchot ou Jean-Philippe Tessé, critiques qui, par ailleurs soulignent respectivement « l’impressionnant travail de reconstitution » et « l’exercice de style […] brillant ». Mais on lui sait gré, alors qu’on le sait intraitable sur la question, d’avoir balayé d’un revers de la main l’idée que Le Fils de Saul puisse être moralement contestable quand la mise en scène de Nemes « mêle audace, réflexion et maîtrise, [remue] sans étouffer la possibilité d’une pensée de l’image en ce lieu qui constitue un point problématique et limite de la représentation. » comme l’affirme Arnaud Hée.

Créée

le 3 janv. 2019

Modifiée

le 5 juin 2024

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François Lam

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