Exercice d'hostile
Le premier quart d'heure est terrassant de puissance. La façon qu'à László Nemes de suivre Saul à hauteur d'épaule est aussi redoutable qu'efficace. D'abord parce que cela oblige le spectateur à...
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le 20 nov. 2015
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« Si la terreur des camps fonctionne comme une entreprise de la disparition généralisée, combien nécessaire, dès lors nous sera chaque apparition – aussi fragmentaire, aussi difficile à regarder et à interpréter soit-elle – où un seul rouage de cette entreprise nous serait visuellement suggéré » Georges Didi-Huberman
Pour son premier long-métrage, László Nemes n'a certainement pas choisi la facilité avec Le Fils de Saul, tant par son sujet toujours brûlant, d'une incroyable complexité morale, que par le dispositif choisi pour l'amener à l'écran, focalisation interne absolue qui fait tant parler.
Le Fils de Saul plonge sans ménagement son spectateur dans le camp d’extermination d'Auschwitz-Birkenau devenu Maelström (à la Leviathan) synesthésique, où sons, matières et lumières constituent l'expérience sensible de Saul, membre d’un Sonderkommando, unique identité et seule bouée pour l'œil dans cette mer déchaînée de bruits, de cris, de souffrances : l'expérience cinématographique est éprouvante, ininterrompue et oui, quelque part, spectaculaire. Pas au sens où l’entend un certain cinéma du divertissement, où la Shoah ne serait qu’un prétexte de scénario, une toile de fond spatio-temporelle sur laquelle on aurait plaqué la même recette d’émotions convenues et téléguidées, tendance devenue majoritaire dans les films historiques dont la plupart, en se contentant de reproduire les manuels scolaires pour plus de « réalité », de « fidélité » (pour se servir de l’argument ultime de l’ « histoire vraie »), échouent à capter la vérité d’une époque. Cette trivialité de l’Histoire, comme l’appelait Lanzmann au sujet de la Liste de Schindler, Le Fils de Saul ne tombe pas dedans : il traite l’Holocauste pour lui-même, le destin de Saul devenant la trajectoire métonymique de tout un peuple, d’un ensemble universel de victimes. Si le film fascine, c’est parce que la Shoah en elle-même, en tant que frontière-limite de l’humanité, frappe la vue, marque le regard et l’esprit comme aucun autre moment historique avant ou après elle. Il suffit pour chacun de se remémorer la première confrontation visuelle avec la Shoah : la puissance du choc, l’étendue de l’incompréhension sont incomparables.
Pour autant, le projet de Nemes ne va pas sans problèmes. Il y a surtout, dans le déchaînement de la fureur, cette absence totale de pause, dont on sent bien parfois qu’elle est commode, une façon pour le réalisateur (ainsi que pour son spectateur), de ne pas s’attarder trop longtemps, de résoudre le problème du « que montrer, que cacher ? ». Le film est une fois encore sauvé par sa fusion avec Saul, personnage aveugle qui se veut aveugle. Le flou (et la sortie du flou), rarement aussi bien pensé, agit alors comme le retour violent du refoulé de Saul.
Et puis il y a cette obsession, cet enfant mort dont Saul se fait le père posthume, voulant soustraire son cadavre à la machine de la mort pour l’enterrer de ses mains. Cette idée fixe, qui met en branle le récit et la caméra ad nauseum, soulève un champ thématique puissant qui s’articule autour de la mise en terre. Dans un espace où tout le monde court après sa propre survie, Saul est un mort parmi les morts, ou comme l’écrivait si justement Jorge Semprun, un homme au-delà du seuil de la mort. Cet homme, barré d’une croix rouge évocatrice, désigne par ce fils d’élection sa destinée. Il s’incarne comme cadavre en puissance, assassiné par le régime nazi, mais un cadavre qui refuse d’être incinéré, brûlé, oublié. Lutter contre l'incinération de masse pour Saul, c’est retrouver au premier degré l’idée d’une terre promise judaïque, berceau et linceul protecteurs. D'où, dans la séquence finale du film, ce passage de témoin, par un sourire d'acceptation, comme une transmission d'âme, une réincarnation par le regard. L'enfant, le survivant, malgré son rôle tragique, c'est celui qui va garder la langue, la trace, la mémoire, c'est la cellule d'humanité à conserver.
« Si pour une quelconque raison, quelqu’un ne sait pas ce que sont les camps, le comprendra-t-il en voyant ce film ? » demande Nanni Moretti (Cahiers du cinéma n°716). C’est exiger trop d’un film et du cinéma. Ce qu’accomplit László Nemes avec Le Fils de Saul n’est déjà pas si mal : affronter avec le cinéma l’épouvantail de l’Holocauste et faire avec de l’indicible et de l’invisible un film susceptible, malgré le fracas et la courte focale, de s’interroger et de sonder, encore et toujours, ce trou noir de la chronologie humaine.
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le 6 nov. 2015
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