"Je devais simplement raconter mon histoire d’amour avec les gens des régions reculées de ce pays. Je voulais dire combien je les aimais et les admirais. C’est la première fois que j’utilise ce mot : mon amour pour mon matériau." C’est en ces termes qu’Elia Kazan parle du Fleuve Sauvage, avec lequel il revient au Sud des États-Unis qui servait déjà de toile de fond à Un Tramway nommé Désir et Baby Doll. Mais alors que ces deux films, de par leur structure théâtrale, le traitaient comme un élément presque mythologique, destiné à accentuer l’intensité d’un conflit sexuel à caractère quasi universel, celui-ci en propose une vision réaliste, ancrée de façon précise dans l’époque du New Deal. Les enjeux y sont indissolublement liés à un temps et à une culture donnés. Les espoirs et les incertitudes qui s’y manifestent sont ceux du réalisateur au cours de cette période, même si leur formulation s’enrichit de toutes ses expériences ultérieures. Il atteste du souci d’éclairer à la fois le passé d’une civilisation et celui d’un homme qui en a profondément ressenti les tensions. La grande leçon du Kazan des années soixante, cette inclination à l’imprécision et au flou, cet accueil délibéré des contradictions, infusent sa mise en scène et sa morale dans le refus de la linéarité et l’intérêt croissant pour tout ce qui dévie et contrarie les schémas établis. Si le film s’offre comme l’un des plus beaux poèmes que le cinéma américain aient jamais consacré au Deep South, c’est parce qu’il dévoile les liens secrets et harmonieux qui l'unissent à ses habitants ; parce qu’il en dépeint, dans des tonalités d’ocre vespéral, la campagne sereine, les arbres dorés, les ciels d'orage, les aubes et crépuscules bleutés, sans compter bien sûr ce fleuve omniprésent, tour à tour allié paisible ou ennemi tumultueux, recouvrant de ses eaux troubles, couleur de glaise, la petite île semblable à un navire englouti.
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Tout commence par une débâcle torrentielle qui emporte familles, maisons et bétail, jusqu’à la mort des enfants déplorée par un père inconsolable. Les premières images déferlent sans pitié, stock-shots d’une vraie colère du Tennessee, ce puissant affluent de l’Ohio au régime nivo-hivernal très irrégulier, qui débouche dans la plaine du Mississipi après avoir traversé le plateau de Cumberland. À la suite de crues dévastatrices ayant ravagé plusieurs États, le gouvernement de Roosevelt a établi une agence, la Tennessee Valley Authority, et lui a donné carte blanche pour racheter les terres bientôt inondées. L’implantation prochaine d’un barrage est en effet censée réguler le cours d’eau et produire l’énergie nécessaire au développement économique de la région. En ce début des années trente, la désertification rurale progresse et les revenus agricoles s’effondrent, ensemençant le terreau de la violence. C’est dans ce contexte de crise que débarque l’ingénieur Chuck Glover, commandité par la TVA. Son impeccable costume gris-bleu et son allure de citadin le desservent d’emblée, y compris auprès de ses collègues. On attendait un dur à cuire, on voit arriver avec consternation un intellectuel idéaliste venu de Washington, dont on subodore que les rednecks du coin ne feront qu’une bouchée. Face à lui se dresse Ella Garth, septuagénaire aux allures de Ma Dalton, qui règne d’une main de fer sur une île défrichée quarante ans auparavant mais devenue archaïque, figée dans une forme d’exploitation rétrograde. Elle gouverne ses fils et ses employés comme les vieux barons autocrates régentaient naguère les grands ranchs de l’Ouest. Attachée à ses poutres de bois, à ses tombes, elle témoigne d’un ancrage à la terre aussi exclusif que celui du défunt mari aux côtés duquel elle attend de reposer. D’un côté donc, la préservation de mœurs rustiques et ancestrales, respectueuses de l’environnement mais fondées sur l’intolérance, la ségrégation et la discrimination raciale. De l’autre, une modernité conquérante, d’autant plus agressive qu’elle est persuadée de se situer du bon côté de l’Histoire. Entre les deux, le fleuve coule paresseusement, baignant les jambes des Blancs qui regardent d’un œil morne les Noirs s’éreinter.
Représentant de l’éthique démocrate et réformatrice, du pragmatisme, de la technologie, Chuck est entièrement tourné vers l’avenir, sans préjugés apparents. Sa foi en la puissance de la parole et de la raison (voir son premier échange avec Betty Jackson) en fait par ailleurs un homme de conciliation. Cette impression s’altère toutefois assez vite. Isolé de l’administration centrale dont il reçoit des consignes imprécises et discordantes, il n’a guère les moyens de faire appliquer sa politique et ne bénéficie d’aucun soutien de la part des autorités locales. Quand une bagarre éclate entre les hommes de Bailey et lui, le shérif assiste à sa déconfiture avec un sourire placide et laisse les assaillants s’amuser sans intervenir. Lorsqu’il confronte Ella, toute sa philosophie technocratique s’effondre et il ne trouve plus les moyens de la défendre qu’avec de faibles arguments, entièrement empruntés à ceux qu’il doit convaincre. Percevant parfaitement les pommes de discorde produites par la situation dans laquelle il est jeté, il n’a pas la souplesse intuitive qui lui permettrait de les neutraliser. Son adhésion à la cause du programme est dictée par une ferveur trop personnelle pour être réellement efficiente. Son incompréhension découle de sa méconnaissance relative des aridités inhérentes à cette vallée marécageuse et crépusculaire. Kazan dresse le portrait désenchanté d’une Amérique tiraillée entre deux temps, deux générations embrumées. La grand-mère hostile à l’esprit du New Deal fait corps avec un territoire dont elle a compris l’âme profonde, en vertu d’un ralliement quasi organique aux lois naturelles qui le régissent, tandis que sa petite-fille Carol, veuve à vingt ans et mère de deux enfants, éprouve le besoin de sectionner toute forme d’adhérence avec une tradition battue en brèche par les promesses du présent et plus encore du lendemain. Pour la première, quitter l'île c'est accepter la mort en dehors de chez elle ; pour la seconde, c'est au contraire embrasser l’existence.
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On passe ainsi de l’entêtement forcené de l’ancêtre, capitaine qui ne lâche pas le navire, à l’illumination d’une jeune femme dont les yeux bleus perçants sont perpétuellement plantés loin sur l’horizon. Aussi tendre dans ses abandons que farouche dans sa fierté, toujours prête à se briser ou à renaître, Lee Remick campe un personnage complexe de "survivante" forte et vulnérable, réservée et hardie, fruste et perspicace, naïve et lucide. Elle dirige sa première conversation avec Chuck depuis un arbre, nettement au-dessus de lui, moins enfant sauvage que sainte en lévitation. Quand il lui confie qu’elle ne devrait pas épouser un homme qu’elle n’aime pas, elle baisse la tête et pose enfin son regard sur lui, surprise, intéressée : elle ne le lâchera plus. Émergée du fleuve comme une ondine, la fille des marais n’a pas l’innocence ni l’enthousiasme de sa sœur naïade et obéit encore à l’"image-pulsion", ralentie par le Sud lascif, saisie d’élans incoercibles. L’urgence qui la presse si intensément, c’est la peur du temps qui fuit, elle qui a déjà été mariée et à qui le destin offre une seconde chance. Fonctionnaire zélé et porteur d’une mission civilisatrice, Chuck voit quant à lui ses certitudes vaciller au contact des individus et de la réalité vécue. Ses hésitations, son indécision, sa faiblesse, nul autre que Montgomery Clift, dans son allant ténébreux, n’aurait pu mieux les exprimer. Si leur relation abonde en actes manqués, en refus, en états immobiles, tous deux participent d’une même entropie : lui soumis à la force d’attraction terrestre, elle animée d’un incessant mouvement de va-et-vient. Lorsque Carol s’agite devant Chuck qui n’en peut plus, il lui demande de s’asseoir, étourdi par le tourbillon du désir. Quand elle se blesse au doigt il se précipite, s’agenouille près d’elle pour lui baiser la main puis le cou. La dernière fois, elle fait tout pour ne pas le laisser partir, impuissante à arracher ne serait-ce qu’un mot à l’homme irrésolu qu’elle s’est choisi. Son ardeur annonce l’amour fou de La Fièvre dans le Sang et la frustration sexuelle de Natalie Wood se prélassant insatiable dans tous les recoins de la maison.
Mû par une foi sincère dans l’innovation, que reflètent de superbes trouvailles (telle l’entrée de la famille noire dans la maison neuve et sa découverte de l’électricité), le film n’en reste pas moins une ode vibrante à un mode de vie appelé à s’éteindre, où s’exprime tout le déchirement de l’adieu au passé. Ses coloris sont ceux de l’automne : feuilles mortes envahissant les demeures abandonnées, champs d’un jaune fané, teintes estompées qui disent à elles seules la terminaison d’un âge révolu. Le refus des effets et des angles rares, le bannissement des préciosités et du moindre surgeon baroque préviennent en faveur de cette création. L’art de Kazan ne se contente pas d’arracher à l’ombre l’inexprimé, il ambitionne de rassembler inlassablement le faisceau des causalités infinies, de dissoudre tout didactisme dans l’humanité d’êtres de chair et de sang entre lesquels il se refuse de trancher. Rien n’avance en près de deux heures de récit, et pourtant lorsque le film s’achève, l’irrémédiable est consommé : l’île a disparu sous les eaux, la vieille dame vaincue s’est éteinte sitôt emménagée dans sa nouvelle maison, comme un arbre déraciné, Chuck a épousé Carol. L’oubli de ce qui sombre, le poids des ruines, la transformation se pressent aux dernières images pour dire l’inexorable triomphe du changement. Des frondaisons des sycomores et des peupliers aux rives du Tennessee, de la lumière cuivrée d’une matinée d’octobre aux vapeurs qu’exhalent la rivière, le film est un hymne tellurique à la terre nourricière et plantureuse. Somptuosité, fécondité, simplicité essentielle, espaces autarciques attendant leur fin, état de nature que le progrès va anéantir. Un monde est mort, un amour est né. Sertie à même l’unité du récit, la parabole frémit en bruissements admirables, sous le souffle d’un classicisme originel (on songe à John Ford et à King Vidor, au siège de l’Iliade, aux passions et aux haines de Roméo et Juliette…). Seul La Fièvre dans le Sang, que le cinéaste tournera juste après, suggère à un point comparable la splendeur des éléments, la puissance des cycles, le lyrisme du ciel. Deux grandes tragédies américaines donnant à éprouver à fleur d’émotion le prix douloureux de l’accomplissement, le cheminement fertile et corrupteur de la vie.
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