En 1995, Maurice Pialat est vieux et atteint du diabète, mais il a eu un fils au début des années 90 et sachant qu’il ne le verra pas grandir, il décide de tourner un film testamentaire : Le Garçu. Le Garçu est un personnage qui a traversé la veine autobiographique de l'œuvre de Pialat, à savoir son père. Il apparaissait dans Nous ne vieillirons pas ensemble et surtout, il était magnifiquement interprété dans La Gueule ouverte par Hubert Deschamps, fauché, taiseux, ravagé. Dans ce dernier film, on le voit mourir, mais il peut aussi bien désigner Pialat lui-même, devenu père à son tour.
Et c'est un film très fort parce qu’extrêmement personnel et réalisé avec toujours autant de talent. Le cinéaste y filme son propre fils avec pour projet de lui laisser des images de ce qu’il a connu de lui avant de mourir. Pialat, qui était aussi acteur, aurait pu passer devant la caméra pour jouer le père, mais a eu l’intelligence de discrétion de ne pas le faire. Le père complétement gâteux et son fils à l’écran, ça aurait pu être trop intrusif et surtout trop autocentré. Au lieu de cela, on a un film à mi-chemin entre la fiction et le documentaire, presqu’un home movie par moments, avec beaucoup plus d’improvisation que dans les autres films du cinéaste, un récit réduit au minimum, mais aussi des astuces de mise en scène et de montage pour que le tout tienne debout. La séquence d'ouverture, par exemple, a l'air complétement prise sur le vif mais est en fait totalement truquée : les plans sur le fils ont été tournés avec sa vraie mère, Sylvie Pialat, en improvisation totale, et l'actrice Géraldine Pailhas rejoue ensuite toutes les répliques pour les contrechamps sur la mère fictive, d'où la justesse de la complicité mère-fils qui se dégage de la scène. Ce genre de trouvailles, omniprésentes dans son cinéma, font de Pialat est un cinéaste expérimental, mais pas dans le sens où on l'entend tout le temps. Ce mot vise trop souvent à défendre le dispositif pour le dispositif, le cinéaste expérimental est alors celui qui va se démarquer par une grande radicalité formelle, peu importe le résultat ou l'effet que ça va produire. Pialat fait le contraire dans tous ses films. Il attend bien un résultat plus ou moins précis, et va ensuite passer par toutes formes d'expérimentations jusqu'à y parvenir, ou bien jusqu'à parvenir à quelque chose d'imprévu mais qui mérite d'être gardé : utiliser des acteurs professionnels ou amateurs, ne pas les prévenir d'un changement dans le scénario, ou ne prévenir que l'un d'eux, forçant les autres à réajuster leur texte en direct, ne pas annoncer quand on commence à filmer ou quand on arrête, ...
Et ce qui frappe particulièrement quand on voit ici le résultat, c'est que l'enfance n'a jamais été filmée de cette façon. Le cinéma ne s'intéresse quasiment jamais aux enfants aussi jeunes (trois ans), même Ozu qui filme magnifiquement l'enfance, en particulier dans Ohayō, en prenait des plus âgés, même Truffaut avec Les quatre cents coups, et même Pialat jusque-là. Ici, il est pour la première fois face à quelqu'un qu'il ne peut pas diriger du tout, et obtient ainsi des séquences, des instants qui durent parfois une seconde, d'une intensité extraordinaire. Il y a une scène notamment, où l(enfant joue avec un flipper avec son beau-père, puis son père (Depardieu) arrive. L'interaction qui est captée, avec le gosse qui ne prête pas attention à son père tellement il est pris dans son jeu et ce dernier dont on sent qu'il est complétement dévasté, est d'une justesse et d'une puissance incroyable.
Et le filme raconte ça. Depardieu, ou Pialat dans la vie, est terrorisé à l'idée de disparaître de la vie de son fils (à cause de la séparation avec sa femme dans le film et à cause de la vieillesse et la mort dans la réalité). Il sait que ce dernier, n'ayant que trois ans, ne conservera presque aucun souvenir de cet âge, et donc potentiellement de son père. Au-delà d'un père qui filme son enfant, c'est donc un film traversé de bout en bout par une idée qui obsède et torture le cinéaste, un film en apparence plein de vitalité, mais où la mort est présente du début à la fin.
En plus d’être un film que Pialat fait pour lui-même et pour son fils, Le Garçu est un film idéal pour Depardieu. Seul un acteur comme lui pouvait interpréter un tel rôle. On sent qu'il s'amuse plus que jamais dans ce film : il n'a pas de texte à apprendre (son cauchemar), il peut faire ce qu'il veut, et en plus il incarne un rôle proche de Pialat, qu'il connaît particulièrement bien et qui restera comme un grand ami et le cinéaste avec lequel il dira avoir préféré travailler. Je crois que Depardieu est vraiment le meilleur quand on lui donne une direction générale et qu'on le laisse ensuite improviser. Pour moi, il tient peut-être là le meilleur rôle de sa carrière (bien loin devant Cyrano ou Obélix). Géraldine Pailhas est parfaite dans son rôle aussi. Comme toujours avec ce cinéaste, les deux acteurs principaux forment un couple qui se désagrège, ils se disputent et se réconcilient en permanence, mais ici, on est loin du spectacle que pouvait offrir la violence des films précédents. Pailhas et Depardieu s'envoient en permanence des petites piques, des remarques assassines, malgré une grande complicité par moments. On sent qu'ils ne se supportent pas, et autant il est facile de se dire que les dysfonctionnements familiaux d'À nos amours étaient complétement hors normes, autant ceux que l'on voit dans Le Garçu semblent nous entourer.
Le film est aussi testamentaire dans la mesure où il résonne avec toute la carrière du cinéaste. C’est en partie autobiographique, comme l’étaient plus ou moins tous ses films avant À nos amours, c’est un film sur l’enfance, comme son tout premier, L’enfance nue, mais aussi sur un couple qui se désagrège, comme trois autres de ses œuvres, c’est un film avec Depardieu, et c’est bien sûr un film sur la mort de son père, après avoir filmé l’agonie de sa mère dans La Gueule ouverte…
Et pourtant, tout ça se mêle sans passer pour un condensé de références. Celles-ci ne sont d’ailleurs pas forcément volontaires, mais découlent de source, du fait que Pialat ait toujours mis beaucoup de lui dans ses films. Il laisse donc en 1995 une dernière œuvre, et derrière lui l’un des plus grands cinémas ayant existé. Ce n'est bien sûr pas son meilleur ni son plus facile d'accès, le scénario est vraiment laissé de côté (encore plus que dans ses autres films) et le montage n'est même pas terminé. Tout cela est principalement dû à des problèmes d'argent et à Pialat qui ne croyait plus au projet sur la fin et a quasiment abandonné le film. Il y a toujours eu des coupes, des ellipses assez brutales chez lui, mais c'est la première fois que ça ne rend pas service au film et peut créer une certaine frustration. On a l'impression que tout cela aurait peut-être pu aller plus loin. Un film comme Marriage Story, sorti en 2019, explore aussi assez en profondeur les thèmes de la séparation et de l'éloignement entre le père et le fils et peut être un bon complément à ce Pialat inachevé.