Donc quelques remarques comme ça.
Malgré sa citation de Rohmer, ce film fait plutôt penser au Godard des années 1960. Rien que ça. Sa méthode est brutale, efficace. Un cinéaste envoie son alter-ego dans le monde pour l'interroger. Le monde n'est pas le monde. Le monde est en carton-pâte. C'est un décor de cinéma (fauché) mais c'est le monde quand même. On n'a pas mieux à proposer. Des marionnettes bancales dans un trompe-l’œil mal fagoté. Ça part mal. Ça va tourner court. Mais on y va, on y va. Ça ne coûte rien d'essayer.
Oh, ce film aura ses détracteurs. On reprochera sans doute à ses mouvements de caméra d'être gratuits, à son allure générale d'être bâclée, à son message d'être consensuel, à son auteur de pêcher par orgueil. D'accord par avance avec vos récriminations. D'accord, d'accord. Mais peu importe ces défauts. Ils ne sont que le revers d'une médaille qu'ainsi chauffée à blanc, on n'a pas très envie de porter à son cou. Le genou d'Ahed est un vrai film. Ce ne sont pas les personnages qui disent quelque chose. Ce n'est pas même le réalisateur. C'est le film lui-même. Beaucoup de réalisateurs utilisent le cinéma comme un simple véhicule à leur message. Pour Nadav Lapid, le cinéma est le langage. Les images parlent leur langage propre, enfin. Ils sont peu nombreux ceux qui savent faire d'une forme audacieuse autre chose qu'un joujou pour esthètes. Nous devons les saluer, les écouter. Tout du long j'ai pensé à mon totem, à mon phare dans la nuit, j'ai nommé Masculin, Féminin. Dans ces longues scènes dialoguées, dans ces entretiens piégées, dans ces double-tiroirs, une vérité banale – la politique de l’État israélien est abjecte – prend vie. Ce n'est pas cette vérité qui est importante.C'est pourquoi, proposition subordonnée, elle figure entre deux crochets semi-cadratins. Nous la connaissons tous, la mignonne. A la télé, dans les journaux, à la radio, elle est lettre morte. Répétez-la tant que vous voudrez : elle tape dans le vide. Inodore, indolore, elle nous traverse sans nous remuer. Dans Le genou d'Ahed, regardez la prendre vie. Regardez la mener son existence maladroite avant de retourner à la poussière. Cela ne se passe pas à l'écran. C'est dans votre tripes, que ça se passe.
La vérité est comme un parasite. Elle n'existe pas en dehors du corps même des personnages. Vous êtes son hôte momentanée. Pas d'inquiétude, ça ne dure pas. Elle a besoin de votre cerveau à ronger. Elle se reconnaît aux dégâts qu'elle y cause. Elle devient plus qu'une phrase, plus qu'une idée, elle est une émotion. C'est dans cet état là qu'elle agit sur les corps. Qu'elle se répand de l'un à l'autre. Elle n'est pas politique, elle est intime. C'est sa force et sa faiblesse. Elle appuie sur la moelle épinière. Elle se tapit au fond des ventres. Elle serre les entrailles, attaque les neurones. Ce n'est pas la vérité, c'est une maladie. Ce n'est pas du cinéma, c'est de la chimie. C'est un placebo à l'envers. Ce n'est pas un Efferalgan, c'est une pilule de cyanure. Faites au moins semblant de le croire. C'est une guerre menée avec des soldats de plomb. Mais c'est une guerre quand même, faites au moins semblant de le croire. C'est une divagation qui n'arrive nulle part mais qui a le mérite de tenir son cap. C'est quand même quelque chose. On peut bien supporter un peu d'hystérie, un peu de mégalomanie. Le cinéma se fait rare, de nos jours.