Premier Billy Wilder qu'il m'ait été donné de voir, Le Gouffre aux chimères est une claque monumentale, une tragédie pathétique à la conclusion magnifique où l'on suit un Kirk Douglas au sommet de ses capacités d'acteur, forcément attachant pour son rôle de pauvre type seulement désireux de réussir pour survivre en un monde de requins, de rapaces et de chacals. Perdu dans ses ambitions, il dirige son poulain, le jeune Robert Arthur, avec un charisme unique, et un opportunisme à toute épreuve.
S'il est considéré au départ comme un pauvre type, un homme mauvais, seulement préoccupé par ses ambitions et peu soucieux du bien-être des autres, il se révèle, à mesure que le film avance, homme de bien perdu dans ses mauvais choix, ceux d'une vie entière. Prisonnier de ses démons, Kirk Douglas incarne un personnage superbe, incroyablement écrit, d'une profondeur exemplaire et d'une personnalité passionnante.
Forcément impressionnant dans son interprétation, c'est surtout à ses nuances qu'il fascinera : Douglas aura trouvé la frontière de jeu entre l'énervement de l'homme qui ne contrôle plus rien et la violence un peu perverse de celui qui désire, paradoxalement, tout contrôler. Un paradoxe qui occupe toute la durée du film, jusqu'à trouver sa réponse en fin d'intrigue, une réponse fatale pour bien des gens mais révélatrice de la vanité de l'existence du plus grand nombre.
Si l'on pourra le considérer, à première vue, comme une critique acerbe du journalisme et de ses pontes sans grand respect pour la vie d'autrui (Nightcall ira plus loin dans ce sens, du moins dans le sensationnalisme, pas dans sa réflexion), Ace in the hole se mue rapidement en un regard social désabusé où l'on se bat pour se montrer important, où, déjà à l'époque, chacun désirait son quart d'heure de gloire à la télévision, quitte à rabaisser les autres, à mentir en heure de diffusion.
Même Douglas, qui désirait se refaire une carrière, se rend compte que le mouvement le dépasse; si c'est au départ une aubaine, la malhonnêteté de la compagne de ce pauvre homme prisonnier des débris, la petitesse des journalistes qui grattent pour trouver le moindre élément unique (et se jettent sur l'ultime nouvelle), la corruption d'un shérif qui désire ainsi se donner de l'importance (et récolter, lui aussi, autant d'argent que faire se peu), les quelques spectateurs qu'on aperçoit dans le foule, au détour d'interview, du début à la fin transforment la situation en fête foraine à l'aura nationale, où ceux qu'on croit héros sont finalement responsables de l'emprisonnement allongé, prolongé et possiblement fatal de celui qui passionne toutes les foules.
En plus de cela incroyablement filmé, Le Gouffre aux chimères passionne autant qu'il émeut, se déroulant plutôt classiquement, avec grande classe et un noir et blanc magnifique, jusqu'à ce plan final d'un impact éclatant, au modernisme incroyable et au cadrage parfait, digne conclusion choc d'un film qui ne laissera personne indemne. D'une force insoupçonnée, il happe son spectateur, le met en miroir à ceux de son propre film, lui balançant en pleine face ses travers et ses intérêts, jusqu'à finalement lui susurrer à l'oreille qu'il est, peut-être, lui aussi responsable de sa conclusion tragique.
Fantastique, Ace in the hole reste, aujourd'hui encore, l'une des références de son sujet, et demeure, c'est à n'en pas douter, un classique incontournable de l'histoire du cinéma. Incroyable à voir, il a le grand talent de mêler expérience sensorielle à réflexion poussée et intelligente, offrant des moments d'envolée émotionnelle d'une intensité difficile à égaler (le discours final au sommet de la montagne est un grand moment de cinéma; il résume tout le talent du film, de son écriture à sa qualité sonore, en passant par son jeu d'acteurs et sa réalisation).
Réaliste, intemporel, Ace in the hole est un véritable chef-d'oeuvre.