Dans un article de 2007, Carol E. Harrison explique que les certitudes ethnographiques de l’homme blanc connurent quelques ébranlements dans cette période charnière entre le XVIIIe et le XIXe siècle, en se confrontant à ce qu’il appelle “l’extrême ailleurs”, c’est-à-dire les territoires du sud Pacifique (Polynésie et Australie). Alors que les récits de Bougainville rapportaient une distinction “naturelle” entre le masculin et le féminin chez les Tahitiens, les explorateurs suivants n’ont jamais pu observer une telle naturalisation. Au contraire, nous dit Harrison, “cette fois-ci, c’est la confusion et l’instabilité qui l’emporte”. Et d’évoquer les aventures de Péron et Ventenat en Tasmanie, confrontés à des constructions de l’identité masculine équivoques et sujettes à quiproquo avec les indigènes, les amenant à s’interroger sur les rapports entre identité sexuelle et culture. En découvrant chez les aborigènes des comportements complexes, très éloignés de l’appétit sexuel des polynésiens décrits par Bougainville, c’est toute une mythologie de l’opposition entre nature et civilisation qui s’effondrait. Ou plutôt, qui vacillait, tant la naturalisation des identités sexuelles a la dent dure. Au moins, affirme Harrison, “les résultats des recherches de Ventenat et de Péron suggéraient que la sexualité masculine puisse être un monument fragile de la civilisation au lieu d’une fondation stable construite par la nature”.
Aujourd’hui, on peut se poser la question suivante : qu’arrive-t-il donc à la masculinité blanche, à ce “monument fragile”, dans cette Europe qui vivote, entre crise économique institutionnalisée et décroissance démographique, saisie entre l’érection des nationalismes à l’est et l’explosion de MeToo à l’ouest ? Le film de Gilles Lellouche s’inscrit dans un drôle de contexte, dans une conjoncture où le mâle, tel qu’on l’a connu depuis les débuts du cinéma - et tel qu’il s’est construit, dans une mythologie prise entre nature et civilisation, semble non seulement questionner ses privilèges et les remettre peu à peu en question, mais aussi afficher ses faiblesses, ses failles, ses fébrilités les plus intimes et les plus viscérales.
Le Grand bain ne présente pas qu’une bande de loosers qui retrouveraient une quelconque magnificence dans une victoire au championnat du monde de natation synchronisée masculine. Il semble même important de dépasser la catégorie du “loser”. Le loser est un perdant, un raté, qui enchaîne les échecs ou dont la vie entière se résume à l’échec. Ce lissage par catégorie a tendance, ici comme ailleurs, à l’essentialisation. Or ces tristes bonshommes ne sont pas réductibles à cela. À l’image de ce que les personnages de The Full Monty (Peter Cattaneo, 1997) pouvaient être, ces hommes n’ont pas toujours été des losers. Ils vivent une période de doute, de trouble, où leurs repères sont en train de s’effondrer, où le monde va plus vite que les schémas dans lesquels ils se sont enfermés. Bref, ces hommes vivent une situation de crise qui est loin d’être superficielle, à la fois existentielle (à quoi sert ma vie et mon travail ?), culturelle (suis-je encore un homme et qu’est-ce que cela veut bien dire ?) et spirituelle (ai-je abandonné mes rêves et si oui, quel est donc ce mirage dans lequel je vis ?). Chacun d’entre eux est atteint dans ce qui est censé faire de lui un homme : le personnage de Poelvoorde est un entrepreneur raté qui est en train de couler sa troisième entreprise à force de se cacher la vérité sur son rapport à l’argent ; celui d’Amalric est un dépressif sous médicament, atteint dans sa virilité parce qu’inactif, incapable de subvenir aux besoins de sa famille ; celui de Katerine est un éternel célibataire infantile dont l’expérience avec les femmes est quasiment nulle et remonte à une éternité ; celui d’Anglade est un rockeur solitaire qui confond la précarité du réel avec ses rêves de gloire ; celui de Canet, enfin, castré par une mère psychologiquement défaillante, transfère sa haine de soi de façon autoritaire sur sa femme et son fils…
Les personnages masculins secondaires, adjuvants comme opposants, dépeignent à leur manière d’autres facettes du désarroi de l’homme occidental contemporain. John (Moati) travaille dans un hospice et ne supporte d’être auprès des vieilles personnes qu’en retenant sa respiration. Quant au personnage de Zaccaï, il est ce mâle alpha qui traverse le film comme le vestige d’une virilité débordante d’assurance, écrasante, sûre d’elle et pourtant hors du temps. Amalric - qui finit par travailler pour lui - le lui fait d’ailleurs remarquer. Il est, comme les canapés hideux qu’il vend, un anachronisme, nourri de racisme et de paternalisme, qu’on aimerait voir disparaître.
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