Gilles Lellouche. S’il fallait faire un portrait de ce type, celui-ci commencerait pour moi par son rôle de gros beauf dans Mon Idole, où on le voyait, le temps de quelques secondes, expliquer d’un rire gras que les chiens font des vols-planés quant ils heurtent les pare-chocs des voitures. Il continuerait par son rôle de gros beauf dans Ma vie en l’air, où un majestueux timelapse de plusieurs jours le montrait en train de manger des chips en se grattant les couilles devant la télé. Il y aurait ensuite son rôle de gros beauf dans Les Infidèles, se répandant en mensonges devant sa femme, jusqu’à son rôle de gros beauf de Sous le même toit, idem mais en mode squatteur. Naturellement, j’ai fini par perdre le compte : Lellouche est devenu à la beaufitude ce que John Wayne fut à la classe. Ce qui a failli me faire oublier que le Lellouche réalisateur existait. On l’avait perdu de vue depuis 2004, quand il co-réalisa avec Tristan Aurouet le très atypique Narco. Comédie très inventive, très travaillée, très critiquée pourtant, qu’il m’arrive aujourd’hui encore de revoir avec une certaine nostalgie, car on a finalement eu bien peu de films français populaires de cet acabit en quinze ans. Car le Lellouche réalisateur est l’antithèse du Lellouche acteur : en un seul film, celui-ci avait prouvé être capable d’énergie, d’originalité, et, oserais-je le dire, d’une certaine forme de finesse dans l’écriture, dans l’enchaînement des blagues, dans le délicat mariage entre celles-ci et leurs nombreux contrepoints dramatiques qui firent de Narco un film sans réel équivalent pour son époque, sans doute imparfait, mais doté d’une généreuse vision créatrice.


Générosité, créativité : voici les enjeux où j’attendais le Gilles Lellouche réalisateur pour Le Grand Bain. Et je n'ai pas été déçu. Même si le suspense était vaguement éventé (dix minutes de standing ovation à Cannes), le beauf de service du cinéma français a de nouveau décoincé un genre parfois confit dans ses automatismes. Son nouveau film est pourvu de toutes les qualités de Narco, en tête desquelles ce souci constant d’accessibilité et d’originalité, sa précision de ton, sa variété d’effets comiques ou dramatiques, ce montage ultra-précis qui fait que pas une seconde n’est superflue. Mais ce film est aussi, et c’est peut-être ce que j’attendais le plus après quinze ans de pause : une véritable, une authentique comédie populaire, campée par un casting prestigieux au meilleur de sa forme. A de rares exceptions près, une comédie française blindée d’acteurs très chers est, au mieux, correcte ; au pire, nulle. Le Grand Bain est l'une de ces exceptions. Cela fait au moins dix ans que je n’ai pas vu autant d’acteurs bankables réunis à l’écran dans une comédie française aussi réussie. C’est un infini soulagement, et la preuve qu’il est possible de faire à la fois quelque chose de cher et de bon. Réfugié depuis des années dans l’univers de Bruno Podalydès, l’un des derniers « comédistes » français à allier accessibilité et exigence, j’avais presque oublié que la chose était possible. Pour cette seule raison, la seule existence du « Grand Bain » est salutaire.


Mais Le Grand Bain est surtout salutaire parce qu’il est fidèle à son réalisateur. Dans un style finalement proche de Narco, qui mettait en scène un loser poursuivant ses rêves, il met en scène une bande de losers poursuivant leurs rêves. Un dépressif (Amalric) ; un pessimiste nihiliste (Canet) ; un attardé léger (Katerine) ; un entrepreneur raté (Poelvoorde) ; un chanteur ringard (Anglade) ; une prof alcoolique (Efira)… pour Lellouche, c’est un attirail de situations comiques ou plus discrètement tragiques. C’est surtout une source inépuisable d’inspiration pour écrire des répliques sarcastiques, mettre en scène des situations profondément ironiques, à tel point qu’on se demande à plusieurs reprises si ce film n’a pas été écrit par un noëliste du forum 18-25 de jeuxvideo.com. Lellouche se moque de la dépression, de l’alcoolisme, du handicap, à travers des gags parfois très distanciés, ouvertement cruels, balancés avec un aplomb sidérant. L’un des exemples les plus éclatants, et parfaitement représentatifs de l’esprit du film, est certainement cette scène d’ouverture où Amalric, que l’on sait jouer d’ordinaire des personnages torturés, boit un bol d’antidépresseurs au petit-déjeuner avant de se lancer une partie de Candy Crush sous l’œil consterné de ses enfants (« Ca va, mon chéri ? » demande-t-il - « Je veux mourir, je te déteste ».) De ces exemples, il y en a beaucoup, beaucoup d’autres, des scènes jouées avec un naturel confondant, simultanément tristes et drôles, finalement d’autant plus drôles. Lellouche a mûri un certain art du nihilisme, du sarcasme. Il a simultanément mûri sa compétence de direction d’acteurs et canalisé sa créativité. Le résultat est toujours probant. Je ne me suis pas autant marré depuis une éternité au cinéma.


Et puis, Lellouche est un grand manipulateur. De ceux qui cherchent à faire dans une même séquence du triste et de l’hilarant. Procéder ainsi est extrêmement risqué. Presque toujours, c’est sirupeux, insignifiant. Chez Lellouche pourtant, ça fonctionne. Il y a un petit côté Maïwenn masculin dans cette tendance à se laisser porter par ses acteurs, à jouer de leur spontanéité pour faire naître presque en même temps le rire et la tristesse. Le Grand Bain se la joue ouvertement « ascenseur émotionnel ». Il y a ces scènes avec Guillaume Canet s’occupant de sa mère atteinte d’une sorte de syndrome de La Tourette, il y a Poelvoorde en gérant mythomane d’une entreprise de piscines en faillite, il y a Katerine en grand enfant perdu dans un monde d’adultes qu’il ne comprend pas, il y a Efira en blonde pétillante ravagée par des amours non partagées, il y a aussi Leila Bekhti en fauteuil roulant qui hurle ses merveilleuses insultes aux bien-portants qu’elle jalouse. En peu de mots, peu de gestes, les acteurs font tout passer. Lellouche n’y est pas étranger. Il est le marionnettiste d’une mécanique de précision, où chaque dialogue, chaque situation a sa place, aussi vulgaire et attendue fût-elle en apparence. Les nageurs du Grand Bain sont tous de gros beaufs. Mais là où les rôles de Lellouche l’acteur se contentent d’en faire une synthèse partiale et factice, la très large partition du Lellouche réalisateur vient leur donner une noblesse dont ils étaient privés. C’est comme si Le Grand Bain venait compléter, nuancer, préciser quinze ans de rôles sans guère de profondeur, c’est comme s’il voulait à tout prix prouver que les gens ordinaires, les ratés, les laissés pour compte, ne se limitaient pas aux schémas grossiers brossés par l’acteur au cours de sa carrière. Il y a chez Gilles Lellouche, chez ses comparses, dans l’évidente complicité qui les unit, dans l’aveuglant souci de générosité qui habite sa réalisation et sa direction d’acteurs, un talent, un bonheur créatif qui pardonne tout. Même les facilités scénaristiques. Même les entorses à l’honnêteté (elles sont nombreuses dans Le Grand Bain). Le cinéma français a besoin de Gilles Lellouche. Le cinéma français a besoin de ce film. C’est Philippe de Chauveron qui ne va pas être content. Mais on n’a rien sans rien.

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le 13 juin 2018

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Seb C.

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