Paradoxal - et formidable - Gilles Lellouche, qui prend le contrepied de son image du bon pote sympa, incarnation de grande gueule du gars à femmes, en nous offrant, dans sa réalisation du Grand bain, toute une galerie de portraits d’hommes en décalage, antithèses des codes d’une virilité et psychologie prônés en impératifs catégoriques par nos Cités contemporaines. Et, comme antidote à leur mal-être - pour brouiller encore davantage les pistes de la séparation des sexes - ils vont se consacrer à la pratique de la natation synchronisée, considérée dans nos inconscients collectifs comme un domaine réservé, exclusivement féminin, à l’image de la mythique Esther Williams entourée de naïades dans ses éblouissants ballets aquatiques de l’Age d’or hollywoodien.
A toutes les exigences d’une masculinité imposée par nos sociétés patriarcales, Lellouche nous offre ainsi à voir et nous oppose ses exacts contraires : à l’esprit du samouraï guerrier conquérant, la profonde dépression apathique d’un excellent Amalric ; aux tenants de la réussite sociale, le patron raté hâbleur magnifique incarné par l’irrésistible Poelvorde ; à l’esprit brillant, la simplicité naïve d’un grand dadais encore vierge à 40 ans, surprenant chanteur Philippe Catherine ; au talent et à la gloire, le rêve déçu de rocker d’un Jean-Luc Anglade en quête d’une reconnaissance qui le fuit ; à la solidité de l’homme sans peur, les angoisses existentielles du jeune Félix Moatti ; enfin au pater familias protecteur, le grincheux égocentrique Guillaume Canet si exigeant pour son fils qu’il en bégaie, dans un excellent contre-emploi.
Pour chacun d’eux l’expression se mettre à nu ou se jeter à l’eau retrouve alors littéralement tout son sens dans leur projet de réussite sportive conduite dans un subtil renversement de valeurs par deux femmes, toutes brisées elles aussi, la douce Virginie Effira employant la panoplie des ressources maternelles de la parole apaisante, de la poésie et du langage, la seconde Leila Bekhti, en fauteuil roulant, menant littéralement son groupe à la baguette dans cette réminiscence des chômeurs britanniques du Full Monty avec la brutalité des méthodes du sergent du Full Metal Jacket préparant ses recrues à la guerre.
La reconquête par ce groupe d’hommes d’une image positive et d’estime de soi ne peut pourtant se réaliser qu’en choc frontal avec les sarcasmes de proches dubitatifs, parents, amis, femmes et enfants, parfaitement installés dans leurs rôles assignés par une société de la réussite qui laisse peu de place aux inadaptés qu’ils sont.
En réponse, la très jubilatoire et émouvante revanche de ces éclopés de la vie lancés dans leur défi insensé, remake de Rasta Rockett du championnat du monde de danse synchronisée dans une lointaine Norvège vierge de toute idée préconçue. La comédie douce-amère se clôt en effet sur un magnifique happy end à la Frank Capra de La vie est belle ou à l’égal de l’envolée finale de Billy Eliott, en fils de mineur se hissant au rang de danseur étoile du Royal Opera House de Londres.
Accepter en chaque homme sa part de féminité, inventivité, créativité, solidarité et compassion, en complément des anciens codes d’une conduite virile imposée, reste l’ultime leçon de ce film très réussi qui préfigure l’idéal d’une société post # metoo, dans son décloisonnement et son respect en chacun de nous de l’optimum des codes des deux genres de notre humanité.