1898, Utah. Un hiver extrêmement froid comme il en arrive rarement s'est abattu sur l'état de l'ouest des Etats-Unis. Face à un tel contexte ; désespérés, bon nombre de paysans et bûcherons n'ont d'autre choix de survie que de se tourner vers le banditisme, dépouillant les voyageurs passant trop près des bois, leur lieu de refuge, en attendant la fin de l'hiver et l'amnistie promise par le gouverneur. Seulement en attendant que cette amnistie tombe, des chasseurs de primes peu scrupuleux et aux méthodes expéditives ont vu dans cette situation l'occasion idéale de se faire facilement de l'argent en arrêtant mais aussi et surtout en tuant ses paysans démunis. Un combat inégal s'exerce donc entre ces deux camps où la survie des paysans ne semble être atteignable que par cette amnistie et la bienveillance de quelques individus solitaires et isolés. Dans ce contexte pernicieux, deux ombres semblent se détacher au-dessus des autres. La première, Tigrero (Klaus Kinski) un chasseur de prime cruel et vénal s'il en est, tuant tous les paysans sur lesquels une prime se trouve, jugeant cela plus avantageux que de les ramener en vie.
L'autre est un être mystérieux, silencieux et sombre -comme bon nombre de héros de western italien- mais cet archétype est ici poussé par différents aspects à l'extrême puisque celui-ci est complètement muet, d'où son nom Silence. Redouté pour ses talents à la gâchette, il a cependant la particularité de ne jamais dégainer le premier, code d'honneur ou moyen de ne pas avoir affaire à la justice ? Sans doute un peu des deux. Interprété par un Jean-Louis Trintignant cassant l'image qu'on pouvait se faire alors de lui au cinéma. Il est très convaincant dans ce personnage mutique à l'extrême et s'il ressemble par certains aspects à l'image du héros du western italien forgé en grande partie par Leone et Eastwood -cigare, sorte de poncho, etc..- il sait lui apporter une touche de sensibilité et d'humanité assez singulière notamment via sa relation avec le personnage de Pauline (Vonetta McGee); le fait que le personnage soit privé de son principal moyen d'expression le force à mettre en avant ses expressions faciales notamment son regard.
Le film est donc bâti autour de l'affrontement entre ses deux protagonistes centraux, affrontement de fait qu'il cherche assez ingénieusement à retarder le plus possible -et qu’il ne nous livrera jamais complétement d’ailleurs- construisant pendant sa première moitié les personnages à distances l'un de l'autre, les caractérisant du mieux qu'il peut. L'occasion également de développer ce terrible contexte hivernal -librement inspiré d'un fait réel qu'est la guerre du comté de Johnson- ainsi que différents personnages secondaires, premiers spectateurs de l'affrontement qui se tisse entre les deux hommes.
La rencontre et l'affrontement entre les deux hommes aura finalement dans la bourgade de Snow Hill, où un shérif, Gideon Corbett (interprété par un Frank Wolff à qui j'ai trouvé une perturbante ressemblance à Michel Serrault dans le film mais je divague) - considéré comme la deuxième meilleure gâchette de la région car il avoue lui-même avoir toujours fait attention à ne pas se retrouver en face de la première - tente tant bien que mal de calmer les tensions entre chasseurs de primes et paysans hors-la-loi en vue de la future amnistie. Tandis qu'un banquier véreux du nom Henry Pollicut manigance quant à lui avec les chasseurs de primes, trouvant divers intérêts dans la mort des hors la loi et de Silence…
On a souvent considéré les westerns italiens comme des versions "caricaturales" des westerns traditionnels américains ; décuplant les affrontements, la violence et apportant de la noirceur aux personnages dans l'ensemble, là où ceux américains restés dans cette dualité blanc/noir, gentil/méchant. Le fait de présenter un décor enneigé plutôt que désertique comme on a souvent l'habitude de le voir dans les westerns (italiens comme américains) est aussi un aspect de cette modification des volontaires des codes avec laquelle s'amuse Corbucci.
Sergio Corbucci critique ici également les "fins hollywoodiennes" ou tout se termine bien, le gentil gagne à la fin puisque c'est le gentil et il embrasse la jolie fille. Non, la fin du Grand Silence n'est pas celle-ci, sans trop vouloir en révéler…
Mais globalement c'est un film très sombre, un avant-goût du western crépusculaire. Où tous nos personnages semblent être coincés comme en enfer sans aucune chance de s'en sortir, bloqué par ce blizzard paralysant et cette horde de chasseur de primes comme un fléau s'abattant sur eux, poussant les individus simples et honnêtes que sont les paysans vers le banditisme, on a souvent vu le film, en raison des orientations politiques de l'auteur, comme une critique du capitalisme que représente les chasseurs de primes et le banquier véreux. Et c'est vrai ! Mais on peut aussi voir un aspect religieux très présent.
Ainsi dans la scène d'ouverture, le premier plan à l'image est un gros plan sur la neige, qui laisse aussi planer le doute de savoir s'il agit bien de neige ou du ciel -selon les bonus du DVD, j'avoue avoir été mitigé sur le coup mais ça contribue à mon interprétation. Le plan suivant nous montre le personnage de Silence descendre de tout en haut de l'image vers le bas. Au risque de surinterpréter, mais les westerns ont souvent joué le côté mystique presque surnaturel du héros, on peut analyser ça comme Silence étant un agent envoyé du ciel descendant sur terre avec comme mission de rétablir la justice dans cette région de l'Utah où les paysans désœuvrés sont traqués par des chasseurs de primes, cruels et diaboliques. Jusqu'à donc cette résolution finale où le personnage de Silence s'étant sacrifié pour ramener l'ordre et la justice -comme l'explique le texte conclusif- peut être vu comme un martyr tué sur la croix…
Pour en finir, notons que plusieurs fin alternatives existent, sur la demande des producteurs qui craignaient que la fin soit trop sombre, des fins alternatives volontairement sabotées au tournage et au montage par Corbucci pour convaincre les producteurs qu'elles n'étaient pas bonnes. On a ainsi une fin hollywoodienne, parodique, où tout se résout en trois minutes sur une espèce de deus ex machina un peu tiré par les cheveux, avec comme plan final la main ganté en gros plan de Trintignant, qui semble faire un doigt d'honneur…
Pour conclure, Sergio Corbucci est un réalisateur considéré avec Leone et Solima, comme l'un des 3 grands Sergio, réalisateurs principaux du western italien. Si ça filmographie plus dense que ses deux compatriotes n'est pas exempte de défaut, ou de film parfois plus alimentaires, il a tout de même un statut culte, avec la création d'un des personnages les plus importants du western italien, Django, et la réalisation de très bon film, dont celui-ci qui est sans doute son plus abouti.