Voir "Le Grand Soir" près de dix ans après sa sortie, exclut quelque peu l'approche punk encore vivace en 2012. Depuis, il y a eu Charlie, Macron, les Gilets Jaunes, la pandémie apocalyptique. Ce film n'en a que plus d'acuité mais c'est sur un autre terrain que la punkitude que je l'ai visionné, celui d'un univers post-ap en lent mais sûr devenir, que symbolisent ces zones commerciales standardisées pourvoyeuses de sous-jobs sous-payés sous contrats jetables qui nous fourguent leur camelote chinoise pour le bénef des actionnaires de ces enseignes dont quelques-unes ont disparu depuis, à la santé de leurs sous-salariés.
Les frères Bonzini apparaissent alors comme des zombies. Ils ont franchi le tunnel avant les autres, qui font encore semblant d'y croire, qui font comme si, qui n'y réfléchissent pas trop, qui ne sont pas en capacité d'y réfléchir, pris dans leurs crédits à la conso et les codes et les conformismes subis qui les mènent au burn-out.
Areski et Fontaine forment un couple étrange de pseudo-fermiers hantant une pseudo-ferme implantée dans une zone commerciale là où était jadis la campagne. Le client est rare, pour qui ils pèlent des patates. Ils s'emmerdent grave.
Moi aussi, par moments, en visionnant ce film trop craignos pour être drôle, où la seule séquence que je retienne est celle du gros vigile (Bouli Lanners) qui passe rendre visite au père Bonzini pour lui dire que ses fils, ça va pas, ça va pas aller, etc. Et ça s'éternise une minute ou trois. Comme au début du film ce dialogue de sourds où les deux parlent en même temps ni à leur père ni à personne, pour parler sans rien dire, c'est bruyant, chaotique et vain, on dirait que le spectateur est mis à l'épreuve. J'ai poussé le curseur vers la séquence suivante.
Brève apparition de Depardieu, d'une Yolande Moreau en matrone de banlieue méconnaissable flanquée d'une punkette sur le mode upskirt, fond sonore des Wampas, groupe punk estampillé RATP sombré depuis dans l'oubli. Bitures en continue à la bibine de clodo, errances sur les parkings entre deux gueulantes, la gueulante est le registre de Poelvoorde, la démence celui de Dupontel, c'en est fatiguant à la longue et on comprend que Papa Bonzini baisse le rideau de sa pataterie vide de clientèle en voyant ses rejetons s'agiter sur le parking, et commande à sa moitié de couper le compteur.
Fuite dans la cambrousse à dos de Fenwick à gaz. Panne sèche où nos zombis croient compromettre le suicide d'un zig en gilet jaune prophétique. Le plan révolutionnaire est monté le temps de descendre quelques fonds de cuve mis en boîte. On ne comprend pas trop ce qui doit se passer dans un hangar Leroy-Merlin désaffecté et on pressent qu'il ne se passera rien. De fait il ne se passe rien. La prise de conscience des masses n'aura pas lieu malgré la harangue abiérée de Not au micro du Carrouf', vite caviardée par un flic-maison.
Reste à préciser qu'on n'est pas dead, via le sabotage gentillet de quelques enseignes, et la mise à feu d'une botte de foin.
Le Grand Soir prendra encore quelque temps. Peut-être d'ailleurs s'est-il déjà produit.
Pas dans ce film. Le duo Kervern-Delépine nous a habitués à nettement mieux.