Commençons par le commencement : la vogue actuelle des biopics n'est à mes yeux qu'un symptôme parmi d'autres de l'industrialisation croissante du cinéma. Pour le scénariste, pas besoin de faire preuve d'imagination, il suffira de piocher dans la vie du personnage biographié les bonnes anecdotes, d'en romancer un poil certaines, pour donner au film le ton voulu. Pour le marketing, le film disposera d'emblée d'un potentiel de notoriété découlant de celle du personnage biographié. Ca simplifie sans doute la campagne de promotion. Bref, des économies sur la production en perspective et des gains accrus, pour peu que risque juridique, vis à vis du personnage biographié ou de ses descendants, soit correctement maitrisé.
Après, le biopic hollywoodien (ou français) va souvent se centrer sur des personnages consensuels (Jackie Kennedy, Mandela, Ghandi, Edith Piaf, Cloclo) et peu susceptibles d'être subversifs. C'est bien entendu tout l'inverse avec "Le jeune Karl Marx". On est dans un biopic pur et dur, tous les codes du genre y figurent. Mais c'est aussi un film pédagogique, mémoriel, un hommage à Marx qui fait beaucoup de bien en ces temps de grande régression des droits sociaux. On y voit notamment une scène saisissante dans laquelle Marx, Engels et Mary Burns interpellent le patron d'une filature; les arguments de ce dernier (en regard du fait qu'il fait travailler des enfants) sont exactement ceux que l'on entend toujours aujourd'hui : si je ne le fait pas, mes concurrents le feront et ma boite va couler.
Sur le film lui-même, disons que je l'ai trouvé plutôt bien réalisé et habité d'un souci de coller au plus près à l'histoire. Il retrace la jeunesse de Marx et celle de son ami Engels, jusqu'à la parution du manifeste du Parti Communiste. Raoul Peck a poussé le sens du détail a confier les rôles principaux à des acteurs ayant peu ou prou la nationalité des personnages qu'ils incarnent. Ce qui fait que le film est multilingue, et - allez osons le - très international. Vicky Krieps y est lumineuse dans le rôle de Jenny Marx. Et m'étant renseigné par ailleurs, je pense que le propos du film est avant tout de narrer ce qui s'est véritablement passé, ces discussions et débats passionnés entre socialistes utopistes, Marx, Engels, ce congrès qui finit par donner naissance au communisme. La genèse de l'idée communiste, en quelque sorte. Qui finit par émerger lorsque les intellectuels, issus de la petite bourgeoisie, établissent des connexions avec les ouvriers.
Enfin, le film ouvre une porte intéressante sur la question des grands hommes et de leur destinée. Les grands hommes sont ils véritablement des êtres d'exception, ou bien simplement des gens un brin chanceux, qui savent sentir qu'une mutation ou un événement historique est en cours ou sur le point de se produire et qui saisir l'opportunité lorsqu'elle survient ? The right man in the right place, quoi. Car on voit dans le film, Marx et Engels, qui ne sont en définitive que de jeunes blancs-becs forts en gueule, prendre peu à peu l'ascendant - portés qu'ils sont par la colère du prolétariat - sur les Proudhon et Wiedling, beaucoup plus installés qu'eux dans la société, mais qui ronronnent un peu dans leur rôle de contestataires institutionnels.