Loin de l'image typique que nous avons des productions Shaw Brothers, Le justicier de Shangaï s'offre comme un mélange de récit d'ascension de gangsters à la Scarface et de film de bagarre assez brutal, baignant toutefois dans une atmosphère XIXème siècle aussi toc que l'ambiance wu xia pian les traditionnels films en costumes de la firme.
Le scénario est rondement mené et pas ennuyeux pour un sou, mais, il faut bien l’avouer, assez simpliste : en gros, le plus fort à la bagarre pète la gueule de son rival pour étendre son territoire. Le véritable intérêt du film est à chercher dans les obsessions chères à Chang Cheh, ici co-réalisateur :
l'homosexualité diffuse, cristallisée dans la relation entre le héros et un David Chiang au comble de la sophistication et de l'érotisation ; l'amourette avortée avec une jeune chanteuse ne trompe personne.
l'ultra-violence, qui s'épanouit dans un final ahurissant où Chen Kua-Tai, hachette plantée dans le bide la moitié du temps, regard fou et vitalité surnaturelle, démolit et déchire littéralement une centaine d'assaillants (et leur local), laissant autour de lui une flopée de cadavres tordus. La gouache rouge vif éclabousse toute la scène et laisse le spectateur pantois devant un spectacle d'un tel nihilisme. Le jeune John Woo, ici assistant réalisateur, s'en souviendra sans doute pour élaborer ses fusillades démesurées.
Enfin j'aime beaucoup le motif de l'escalier qui revient de temps en temps dans le film. Symbole de l'ambition du héros, il est complètement démoli par celui-ci en clôture du film, comme dans une explosion cathartique de désespoir.
Chaînon essentiel entre le wu xia pian, le film d'arts martiaux traditionnel et le polar hong-kongais des années 80-90, Le justicier de Shangaï est un petit classique indispensable pour qui s'intéresse à l'un de ces trois genres.