Adieu au langage, dont acte. Abandonnant le cinéma et son spectateur, Godard ouvre son Livre d'image par une faille silencieuse, une blessure noire et mortelle.


L’œil est abandonné à lui-même. L'oreille coupée de l'image. Violence du renoncement, abandon des croyances. Ce n'est déjà plus du cinéma, au sens d'expérience collective. La salle s'est vidée, on l'a vidée de sa substance. On recommence à zéro, à l'âge primitif du cinéma, à l'heure de son enregistrement primitif. Page vierge, écran noir.


Que reste-t-il à voir ? Un poème manuel, un montage autiste, terrifiant, une langue d'aphorismes, faite de souvenirs agités et de prophéties apocalyptiques. Un espace-temps vécu dans sa discontinuité.


Godard, son oeil, sa main, plus rien n'est dirigé vers le spectateur, vers son actualité, vers la modernité. Ce qui a été vu, au lieu de ce qui sera vu.
C'est une descente au sein du peuple des morts : "Qu'est-ce que je vais devenir si je ne meurs pas ?"


C'est une mémoire formelle, plutôt que théorique, un traumatisme, plutôt qu'une réflexion : réminiscences tantôt sublimes, tantôt amères, d'une culture inoubliable, forgée par le cinéma et par tout ce qui a forgé le cinéma : la guerre, principalement, la paix, ponctuellement.


Bris d'images, coupures de son et entre eux les raccords, les non-raccords, l'inversion des couleurs, des axes, de la physique : mémoires inachevées, oeuvre incessante, dérive infinie.


Le sentiment premier est celui d'une incommunicabilité profonde. Godard ne nous parle plus, nous étions prévenus. Mais ces images nous composent, elles forment notre solitude. Elle s'enfoncent toujours plus loin, ténébreuses, puis remontent, par vagues, chargées d'un étrange halo, d'une lumière achromatique.


Plus d'acteurs, d'histoires, même factices, plus de techniciens non plus, plus de contexte ou de société : l'image vidée de toute sa séduction, du maquillage du sens. Il n'y a plus de mise en scène, seulement une mise en ordre et en désordre du monde, et de ses virtualités.


Pour le spectateur, laissé pour compte, c'est un anti-cinéma, proche de Debord, pour lequel il faut savoir s'émouvoir d'une émotion, émotion qui cherche encore sa raison et ne la trouvant pas, s'en trouve décuplée.
Il s'agit pour nous de re-découvrir dans chaque image "du visible dans le non-vu, de l'audible dans le non-entendu, du compréhensible dans l'incompris, de l'aimable dans le non-aímé." (Jean Epstein, Le Cinéma du Diable).


Le cinéaste abandonne son outil, délaisse la caméra. Devient monteur de fragments - "garants de l'authenticité" - des inconscients historiques. La main du monteur s'est séparée de sa chair : contre la structure imposée ne résiste que son squelette électrique, complètement nu. Ne reste donc que l'image. "Ce n'est pas une image juste, c'est juste une image".


Avec elle, absorber la mort, entrer en résistance.


D'où la voix d'Outre-Tombe, ce chant du crépuscule, qui vient de l'autre rive, pour nous prévenir : voilà votre héritage, trop lourd, trop pesant. Il nous aide à fendre ce fleuve revêche, à la recherche du siècle perdu.


Image-chagrin, Image-terreur. La main tremble, la voix tousse.


On s'autorise un dernier romantisme, un ultime regret. C'est l'orient, horizon manqué et paradis perdu, philosophie des vaincus, tyrannie des injustes.


Eschatologie du monde arabe, défaite du langage, domination d'une vision.


Mausolée désolé, cinéma maudit qui sait son invisibilité - qui ne saurait être vu.


« Et – enfin ! – ma main vit, ma main voit. ». Après, on verra.

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le 24 mai 2018

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C DD

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