Tendre complaisance ou cynisme féroce ?
En effet, il est difficile de trancher : d'un côté il y a de l'empathie pour Jordan Belfort qui s'en sort bien au final et qui parvient à retrouver un peu de fortune et d'autre part il y a cette débauche de luxe, de prostituées, de drogue et de fric qui nous dégoute forcément mais qui nous fascine quelques peu. Mais, la chose la plus terrible du film est probablement l'immoralité de son personnage, tant sur le plan personnel que social. Il trompe sa femme tous les jours, a des accès violent, se drogue, fume, flambe et il utilise la société pour s'enrichir, y compris illégalement. Et le pire, c'est que personne ne le dénonce, car, à ses côtés, des centaines de personnes prêtes à faire de même, à s'en mettre plein les poches en utilisant les failles du système boursier.
Avec le recul des années, on voit dans ce film l'annonce d'une crise financière future, basée sur le grand n'importe quoi de ce microcosme financier, du vide, du flan, du néant. Ce courtier, au début, qui prends Di Caprio sous son aile a déjà tout annoncé, a déjà tout dit : il y a deux choses nécessaires pour réussir ce métier, le sexe et la drogue, pour oublier toutes ces rangées de zéro à en donner la migraine.
Ainsi, il y a à la fois une complaisance vis-à-vis de ce monde, puisqu'on ne peut que regarder ce monde éberlué, fasciné, en se disant, comment est-ce possible ? En d'autre terme, cet antihéros nous fascine par sa bassesse. Mais en même temps il y a le dégout, le cynisme, la critique, le malaise qui ressortent de cette overdose de baise, d'orgies, de bimbos magnifiques, de bateaux luxueux et de propriétés grandiloquentes. C'est même de l'ordre du clownesque, de la bouffonnerie, à l'image de certains passages du film drôle, et du jeu des acteurs (Jonah Hill, issu de la comédie grasse américaine). Mais, ce qui dégoute et fascine à la fois le plus, c'est peut-être l'argent, l'argent à la fois roi, le remède contre l'impossible, et l'argent sale, engendrant les pires engeances humaines.
** Di Caprio, un bouffon incroyable**
Peu d'acteurs peuvent se targuer d'être aussi admirable dans la peau d'un personnage aussi grotesque. Car, le portrait que brosse Scorcese de Jordan Belfort est grinçant. Ce bouffon flambeur, ce parvenu abjecte qui se vautre dans le stupre et le luxe a tout pour déplaire. Pourtant, dans le même temps, il force à l'admiration, par son charisme, sa réussite insolente, ses coups d'éclats et son panache. Il est le héros racinien moderne, qui, poursuivant une quête linéaire, celle de s'enrichir, brave toutes les tempêtes mais y laisse la plupart de ses plumes. Di Caprio mérite un Oscar et ce depuis longtemps, et encore plus avec ce film : sanguin, impulsif, persuasif, vulgaire, addicte de drogue et de sexe, grotesque et ridicule, son personnage haut en couleur n'a pas la grâce éthérée d'un Gastby et pourtant, derrière règne le même argent, la même puanteur et la même tragédie.
Société décadente
Mais Scorcese pousse le cynisme encore plus loin. Ce n'est pas tant la morale personnelle que l'on peut blâmer que la morale de la société, dégueulasse et laxiste. Qui pourrait juger le recours à la prostitution et à la drogue d'une poignée de copains avides ? Mais, face à la tolérance de tant de vices personnels dans nos sociétés, c'est celle-ci qui devient coupable. En témoigne toute la dernière partie du film qui porte sur le jugement de Jordan Belfort. Sa peine se réduit comme une peau de chagrin lorsqu'il paye de grosses cautions pour sa libération et sa descente en enfer se transforme en trois petites années de prison. Lorsqu'il sort, il va jouer sur son succès pour regagner de l'argent, encore et toujours. Ce qu'illustre ce film c'est que l'argent est roi, pour toujours, et qu'il gouverne plus nos sociétés que les principes moraux. Et pour ceux qui refusent l'argent comme moteur de leur vie, ils leur restent à regarder le monde avec cynisme et dépit.
Complaisance ou critique acerbe, difficile de trancher, pour un réalisateur qui a toujours admirer ses gangsters et ses voyous, même les plus terrifiants. On ne peut également qu'admirer le destin adapté ici à l'écran de ce trader de Wall Street, un destin incroyable, aussi terrifiant que fulgurant. Un film qui fait froid dans le dos et qui nous invite à réfléchir sur le pouvoir de l'argent mais il met aussi à rude épreuve notre morale. Sommes-nous corruptibles, sommes-nous au contraire intègre ? Résisterons-nous à ce monde de tous les possibles et de tous les risques ? Admirerons-nous, avec cynisme et parfois avec haine, ce monde de l'argent roi, comme Jordan Belfort à ses débuts à Wall Street ?