Quand on est familier du cinéma de John Ford, chaque nouvelle découverte s’apparente à une réunion de vieux copains, tant on retrouve toujours les mêmes têtes avec le même plaisir. Ici, par exemple, l’ouverture – magistrale – du film dévoile tour à tour Henry Fonda, Victor MacLaglen, John Wayne et enfin Ward Bond, chacun fidèle au poste dans son rôle dédié et parfaitement à son aise dans son interprétation.
S’il y a jamais un reproche qu’on puisse formuler à Ford, c’est que ses acteurs jouent toujours les mêmes types de personnages. Mais pourquoi changer une équipe qui gagne ?
« Fort Apache » s’inspire librement – et d’assez loin – de George Armstrong Custer et sa croisade de triste mémoire contre les Sioux qui prit fin à la bataille de Little Big Horn. Henry Fonda incarne ainsi un ancien général rétrogradé colonel, Owen Thursday, affecté au commandement de la garnison de Fort Apache, un avant-poste frontalier isolé que même le télégraphe n’atteint pas. Pur produit de l’est, formé à West Point, Thursday cite Bonaparte et Gengis Khan, mais n’est fatalement guère familier des coutumes et stratégies des Apaches qui hantent la région. Le contact avec son régiment, plus relâché, plus rustre, ne se fait donc pas sans heurt.
Avec ce film, Ford entame un genre de trilogie dédié à la cavalerie américaine de l’ouest sauvage. Cet épisode, tourné dans les environs du parc de Monument Valley côté Arizona (moins cher que du côté Utah) sous des températures avoisinant parfois les 60 degrés, se focalise sur la vie de la garnison : les tensions de l’état-major, le rôle des femmes d’officiers, la formation des recrues, sans oublier les inénarrables sergents, alcooliques bourrus au grand cœur, véritable âme de la troupe. On se croirait presque dans Lucky Luke, ne manque que le blanchisseur chinois (la caution ethnique est ici assurée par la cuisinière mexicaine).
Le cinéma de John Ford a cette caractéristique rare qu’est la sobriété, à tous les niveaux de la réalisation. Si celle-ci semble donc s’opposer aux grands débordements de superlatifs, face à une séquence particulièrement outrancière (qu’elle soit brillante ou affligeante), elle n’en donne pas moins à ses œuvres une efficacité singulière et une élégance frappante. C’est une quête de perfection qui se ressent sur chaque plan, la caméra semble ainsi toujours parfaitement placée, se déplace toujours à la vitesse adéquate ; chaque dialogue, instinctif, pertinent ; chaque personnage, détaillé, complexe ; chaque acteur, impeccablement dirigé. Ford avait la réputation d’être un tyran sur son plateau, et n’hésitait pas à pousser à bout tous ceux qui travaillaient pour lui. Le fils de John Wayne confiera, par exemple, avoir vu Henry Fonda en larmes après une énième brimade de la part de l’irascible cinéaste. Des méthodes sans doute contestables voire peut-être cruelles, mais dont les résultats sont indéniables : Fonda, d’habitude si effacé et monotone, tient tête sans peine à ces monstres au charisme naturel que sont les Wayne, Bond et MacLaglen dans « Fort Apache ».
Dans « Fort Apache », Ford prend son temps pour construire son film, scène par scène, permettant ainsi aux personnages d’être caractérisés et à une atmosphère de se développer. Cela donne lieu à une multiplicité de "tranches de vie" qui exposent le fonctionnement du fort et donnent de l’épaisseur aux différents protagonistes. L’enchaînement de ces scènes est tel que la tension est incrémentale, culminant avec un final en apothéose – qui offre par ailleurs une séquence à couper le souffle, preuve que la sobriété de la réalisation n’interdit pas les scènes grandioses et ambitieuses. J’ai aussi une tendresse toute particulière pour les scènes de bal qui rythment le métrage.
Si les Indiens font figure d’antagonistes dans le film, « Fort Apache » les dépeint comme un peuple d’excellents guerriers, courageux, discrets et fins stratèges, et, avant tout, honorables. Le personnage du colonel Thursday campé par Fonda est, quant à lui, plus connoté négativement. Néanmoins, et c’est encore à mettre au crédit de Ford, il n’y a jamais trace de manichéisme dans son film ; quand bien même Thursday est assoiffé de gloire – au mépris de toute prudence – il est aussi un homme droit et intègre, en dépit de ses défauts. La conclusion du film est formidable, le souci du détail de Ford s’y exprimant de manière discrète mais merveilleuse lorsque John Wayne, dont le personnage a appris, même malgré lui, de celui de Fonda, introduit dans sa partition la façon de faire de ce dernier.
Pour un amoureux du détail, il n’y a pas plus plaisant sentiment que celui de constater que le réalisateur a pensé à vous. Et John Ford est, à cet égard, l’un des meilleurs cinéastes de tous les temps.