« C'est un film de Jean-Luc Godard.
Le cinéma, disait André Bazin, substitue
à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs.
Le Mépris est l’histoire de ce monde. »
Tel est introduit par la démarche la plus insolite qui soit l’une des œuvres phares de la Nouvelle Vague, et l’un des plus grands succès critique de Jean-Luc Godard. Introduction par laquelle, transparait l’idée du beau comme absolu, et amorçant un absolu chef d’œuvre oral. Drame à portée érotique, rarement le cinéma français n’aura vu naître en lui une production, de plus romantique, d’une ambition et d’une grandiloquence sans égal.
Parmi les séquences dignes d’intérêt d’un point de vue sonore – viendront celles étudiées en cours -, le dialogue suivant le générique remplit les critères :
Tu l’aimes, mon c… ?
demande Camille (Bardot) à Paul (Piccoli).
Cette ouverture résume à elle-seule l’esprit libertaire véhiculé par l’œuvre de Godard, un pied-de-nez diffus aux productions américaines et un mépris total à l’égard de toute bienséance.
Tout dans Le Mépris repose sur une méprise, en témoigne la séquence du long échange entre Paul et Camille au sein de l’appartement, a posteriori très inspiré par Guitry (et notamment Les Perles de la couronne et ses trois narrations linguistiques distinctes). Une double narration s’y met en place : le couple, et la musique. Par leur redondance et leur parallélisme, les mots échangés par le couple et la partition de Georges Delerue semblent se compléter et combler un gouffre au sein du couple causé par le malentendu. Une longue scène de ménage, en somme ; le mal de communication, JLG l’a évoqué tant de fois, quatre ans après À bout de souffle (1960) et Une femme et une femme (1961), deux œuvres aussi graves (pour l’un) que drôles (pour l’autre) sur un ailleurs désiré et un défaut d’échange non assumé.
Ensuite, la scène de l’échange autour de lampe, privée de naturalisme, prétend faire gagner la relation en intérêt, comme s’il s’agissait de la lampe magique capable de faire accoucher les tourments d’un couple en train de se déchirer, mais il en est tout autre ; Camille cherche sans cesse des prétextes (« À quoi ça te servira de savoir ce qui est vrai ? »), tandis que Paul cherche à lui faire justifier sa mise à distance. À l’issue de ce travelling horizontal, le mot sort, la partition retentit et le remplace, comme si sa douleur intérieure ne trouvait de sens par le biais de la parole. Par son sublime irrésistible et son omniscience, le thème musical est en parfaite osmose avec l'histoire de Paul et Camille, tout en réduisant de surcroît la place accordée à la parole dans le film de JLG.
La scène de l’audition, enfin, voit Delerue s’autoriser à rendre de nombreuses répliques inaudibles. Camille est dans la lune, elle ne dit rien. Soudain, une musique romantique lui vient en tête. Elle perd complètement le fil de l’audition ; le spectateur est entraîné dans sa dilution par les moyens du son, invité dans la mélancolie lancinante de la jeune femme. Par ce principe arbitraire, en découle un ambitieux jonglage sonore enfonçant notre protagoniste féminin, de surcroît, dans son enfermement personnel. Par ailleurs, cet état d’esprit constant est r par le format unitaire de la bande originale ; deux thèmes musicaux seulement, se complétant, se répétant, et sans lesquels l’aura dramatique du film perdrait de sa superbe déconcertante.
Pour reprendre la citation introductive signée Bazin, il s’agirait non seulement d’une substitution visuelle, mais surtout auditive, du monde qui nous entoure, un laisser-aller total au détriment même d’une vie bien rangée. Tel est le mépris énonce par le titre.
Évoquant par la suite l'Odyssée d'Homère – le film étant lui-même une odyssée sentimentale qui ne se prononce pas -, récit foncièrement porté par la parole (de Polyphème aux Sirènes) Le Mépris est une œuvre mystérieuse et sensuelle qui ne cesse de questionner. Une quête du dialogue, chez Godard, le misanthrope avare en communication qui n’a jamais rien fait comme tout le monde, où se profilent pour la même occasion la maîtrise du monsieur pour l'image et le plan.