Le Molière imaginaire est un film qui a le mauvais goût de nous spoiler dès le début par un carton indiquant que son personnage, un certain Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, va mourir et même qu’il n’a plus que deux heures à vivre. Sur ces deux heures se joue Le Malade imaginaire au théâtre du Palais-Royal : autour de Molière s’affaire sa troupe, ses fantômes, son public qui déjà semble l’oublier. Infatigable, celui qu’incarne Laurent Laffite avec une conviction remarquable court sur la scène donner la réplique aux autres comédien·nes, évite son gestionnaire, rit avec ses amis, doit gérer son amant… et sa propre mort. Le spectateur est amené à vivre les deux heures en même temps que le protagoniste, pressé, sur la longueur d’un plan-séquence, par l’écoulement inexorable du temps. C’est l’une des forces du film, chronique baroque d’une mort annoncée, un baroque qui doit aussi bien à l’époque du récit (nous sommes en 1673) qu’aux choix dramaturgiques d’Olivier Py qui fait de son Molière un personnage de ces tableaux caractéristiques du 17ème siècle que sont les vanités.

De fait tout n’est que vanité sous la caméra du metteur en scène, qu’il s’agisse des plaisirs de la chair (on s’embrasse, on se caresse, on se mord continuellement et dans tous les coins de cet immense théâtre qui par endroits se mue en bordel) comme du théâtre, instrument d’une gloire vouée, elle aussi, à la disparition. Danse macabre, le film l’est pour la présence de ces danseurs et danseuses à moitié nus (ou complètement nus parce que pourquoi pas), ou en costumes de squelettes, portant en tout cas sur leur visage le vrai masque d’un crâne. Mais il l’est aussi pour le retour qu’il opère à la forme primordiale du théâtre, rapporté à la mascarade qu’il a toujours été. Car ce sont autant de figures mortes que le public de cette dernière représentation du Malade imaginaire, à l’instar de ces marquises atroces et empoudrées qui empruntent volontiers aux Vieilles de Goya (autre vanité…), venues cracher leur venin sur la dernière représentation d’un homme qu’on estime fini. Il y a quelque chose du Satiricon fellinien, pour sûr, dans le tableau de cette aristocratie décadente, violente, à mille lieues de la pensée classique, polie et policée : ce que filme Olivier Py, ce n’est pas seulement l’agonie de Molière, c’est celle d’une fin de race. Ce qui s’opère, c’est un renversement carnavalesque !, et tant pis si par ces mots je cède au lobby des profs de lettres classiques et modernes. Les comédiens et comédiennes mis au ban d’une société qui pourtant les réclame ne sont certes pas sauvés, mais font dans l’ensemble preuve d’une plus grande dignité qu’une noblesse qui pisse, pète, baise partout, tout le temps.

En fait, le film commence et Molière est déjà mort : son visage pâle, couvert d’un maquillage blanc qui le tue (eh oui Fred, c’est à base de plomb qu’on obtient ce fond de teint…) signe sa damnation. Il évolue déjà dans un autre monde, celui d’un damné qui refuse l’absolution finale.

Et le cinéma dans tout ça ? Bon, déjà le film n’est absolument pas du théâtre filmé : il y a une vraie ambition cinématographique derrière, et elle est réussie. Bien sûr, le film ne renonce pas au théâtre, et a cet intérêt que de jouer de tensions entre ce que ce genre a de plus archaïque, d’antique, de traditionnel et les apports du cinéma. Que le film ne repose que sur ce plan-séquence n’est pas une coquetterie ou un caprice du réalisateur : il permet de prendre la mesure de l’immense décor qu’est ce théâtre du Palais-Royal reconstitué à la Fabrica d’Avignon. Un décor qui s’assume comme tel d’ailleurs : en effet le film est tourné en studio et à la bougie : on refuse donc pleinement le réalisme pour verser dans l’onirisme, l’imaginaire du titre en fait, imaginaire malade, celui de l’époque et celui des personnages, que la caméra, dans son vaste mouvement d’embrassement, permet de saisir comme un tout. Trafiquer la balance des blancs à l’étalonnage pour envelopper tout le film de couleurs chaudes, faire apparaître, disparaître des personnages brusquement, tel est l’avantage sans doute que le cinéma aura toujours sur le théâtre, telle est la magie de l’illusion à laquelle on est enfin pleinement parvenu. C’est par le cinéma qu’est rendue toute l’immensité et ce qu’on qualifierait aujourd’hui de démesure du théâtre de Molière. Dans l’ensemble, une excellente direction d’acteurs sert aussi le film, qui se fonde sur leur jeu comme sur la chorégraphie de leurs corps, faisant écho au glissement de la caméra d’une salle, d’une loge à l’autre et à la codification de ces intermèdes dansés sur la scène du théâtre, et que l’on a aujourd’hui si heureusement cessé de jouer.

Quant à l’action proprement dite, il n’y a pas grand-chose à dire de plus que le synopsis de départ : sur la scène Molière joue et le public le regarde, en coulisse Molière meurt et sa troupe le regarde. Ce postulat est surtout le prétexte à un vrai travail sur le langage, travail réussi puisque les acteurs s’en donnent à cœur joie, et nous avec eux : mention spéciale à Laurent Lafitte, exceptionnel, et à Jean-Damien Barbin qui joue Chapelle, ami de Molière et dont la très belle voix grave – une fois passé l’effet de sa ressemblance avec celle de Méphisto dans La Grande Vadrouille – fait briller les meilleurs traits d’esprit. Il y en a pour tous les goûts, et l’on oscille de la maxime (« la gloire est une pute, la postérité en est une autre ») aux fines réflexions (« Le théâtre est comme l’église. – Le théâtre a aussi ses dévots et ses hypocrites ? – Le théâtre aussi a ses saints et ses martyrs. »), flirtant parfois dangereusement avec le calembour (« Chapelle, rendez-moi mon chapeau », « Ce n’est pas mon malade qui est imaginaire, c’est mon imaginaire qui est malade ») ou la blague paillarde mais qui fait son effet (« le pal, supplice qui commence si bien, et qui finit si mal »). À ce bel esprit se mêlent quelques stylèmes d’Olivier Py, qui les identifie lui-même comme presque stéréotypiques et auxquels je suis personnellement bien moins sensible (« la jeunesse est la seule vérité », « mon masque me tue »).

Cela révèle finalement l’intention de Py de rêver les coulisses… Oui, il y a assurément de cela dans les dialogues du film et dans ce qui s’y passe : surgissement au milieu de poules de Madeleine, la première épouse de Molière incarnée par Jeanne Balibar dans un caméo étonnant, Michel Baron qui traîne dans un bain de lait, des ecclésiastiques qui éteignent des bougies par leurs flatulences… et cette grande scène de comédie du film qui est celle où Molière se rend compte que sa traduction du De Natura Rerum de Lucrèce a été transformée par sa servante en petits bouts de papiers chiffonnés pour friser sa perruque et où il devient un personnage de Molière. Une anecdote inconnue du grand public parmi d’autres dans la vie de cet illustre inconnu, une vie pleine d’énigmes. Et puis il y a ce souhait de détruire le mythe bâti par l’hagiographie officielle, celle de la Comédie-Française et du Lagarde et Michard. Parmi les énigmes de la vie de Molière, ou en tout cas ce qui est inconnu du grand public, il y a assurément sa relation avec Michel Baron, que le film révèle comme l’amant d’un Molière bisexuel : le mettre en scène est un geste politique, certes, mais fondé sur des textes de chroniqueurs contemporains de Molière, c’est une relation documentée et pourtant occultée par l’histoire littéraire française. Sa présence le soir de la mort de Molière est également attestée par des sources, et reste encore inexplicable à ce jour, puisque Baron jouait à la même période Le Misanthrope dans un autre théâtre : c’est dans cette zone d’ombre de l’Histoire avec un grand H qu’on peut donner libre cours à leur histoire… que le film ne nous montre pas non plus comme si romantique que cela ! De mon côté en tout cas je n’ai ressenti absolument aucune sympathie pour Baron, montré comme un ambitieux qui semble être déjà passé à autre chose, usant et abusant à son tour d’un Molière qui a aussi dû compter sur lui, sur son talent et sur sa jeunesse. Sans parler, bien sûr, du fait qu’il a rencontré Baron alors que celui-ci était encore un gamin des rues. Donc bon, différence d’âge, emprise, tout ça, autant de choses qui ne font pas de cette relecture queer de la vie de Molière une nouvelle vie de saint, mais qui veillent à en garder les nuances – bon, et puis même si l’intention est plus que louable d’une façon générale c’est peut-être quand le film s’aventure un peu trop dans le camp que le grotesque s’aventure dangereusement et sombre dans le ridicule (toute la scène avec le bain de lait est assez pénible, de même une autre avec le prince de Conti (du moins je crois que c’est lui) qui semble juste convoquer une esthétique douteuse de VHS underground), sans compter l’interprétation de Roffignac qui est sans doute pour moi l’un des vrais points faibles du film, un personnage rarement émouvant, parfois juste mais souvent purement désagréable. Sans perdre forcément son charisme (c’est là sa réussite son ambiguïté), Molière-Laffite lui-même est loin d’être un personnage toujours sympathique : il est tyrannique, imbu de lui-même, et sa relation avec les femmes est plus que critiquable, d’ailleurs Py le reconnaît. Eh oui, trois cents ans avant Woody Allen, Molière déjà avait épousé la fille de sa femme… sans par ailleurs savoir si cette fille était la sienne : ni elle ni lui ni elle ne le savaient, les historiens estiment que non, mais la vérité demeurera à jamais inconnue, et c’est une possibilité qu’il ne faut pas exclure.

De tout cela, que garder ? Sans doute Le Molière imaginaire n’est-il pas un film à visée élitiste à proprement parler – mais il s’adresse, par la force des choses, à un public « averti » et c’est peut-être là sa limite. Ses choix esthétiques sont forts mais sont peut-être un peu trop arty, son iconoclasme est peut-être bienvenu, mais un peu trop absolu pour que, dans l’immédiat, Le Molière imaginaire devienne un grand film populaire et qui attire à lui les foules. C’est dommage mais c’est d’abord un film de connivence, bourré de références et qui manque par moments de pédagogie – or c’est bête que sa pleine mesure ne soit appréciée que par une classe de khâgne qui irait le voir en sortie scolaire parce que la représentation et le théâtre sont au programme du concours. Ce n’est certes pas ce que je souhaite au film, mais il nous faut bien constater que c’est un risque qu’il court. Après, il est probable que le box-office me fasse mentir, et que la bonne communication commerciale du film le lance bien : mais je suis sincèrement curieux du bouche-à-oreille qui s’ensuivra : il sort dans un mois, et c’est donc une affaire à suivre dans tous les cas.

Une chronique à retrouver dans son intégralité à partir du 14 février sur Le Comptoir du cinéma par Trensistor Webradio, disponible sur toutes vos plateformes de podcasts et avec les commentaires d'Olivier Py sur son film.

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le 15 janv. 2024

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Gédéon

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