Tout le génie du film consiste à avoir croisé deux sortes de représentation de l'intrication des différents mondes, deux manières de se représenter cette intrication : la représentation propre aux personnages, qui se caractérise par le champ lexical de la verticalité ("monde d'en haut"/"monde d'en bas", "là-haut"/"ici-bas", les gens d'en bas contre ceux d'en haut, etc.), croise la représentation esthétique, qui se caractérise, elle, par une mise en scène quasi exclusivement horizontale : les innombrables jeux de miroir ainsi que les complexes mouvements de caméra qui, d'une part, font perdre les repères de la gauche et de la droite au spectateur, d'autre part, "filigranise"... - je ne sais pas comment je pourrais le dire : c'est comme s'il y avait surimpression à l'intérieur de la diégèse, l'image est un filigrane, un voile évanescent, qui estompe les contours des figures ; l'image se dématérialise, mais dans sa matière même, irréalise les corps et l'espace, mais parce que dans sa réalité les miroirs et les surfaces atténuantes envahissent le champ et le font éclater de l'intérieur, annulent sa distinction d'avec le hors champ.
Au cœur de ce croisement, apparaît alors le véritable centre névralgique de tout ce drame, de toute cette crise, le lieu de cristallisation de toutes les angoisses, le vecteur du dérèglement apocalyptique qui se déroule de manière spectaculairement anti-spectaculaire, insensiblement, subtilement, sans éclat : le reflet. Au vécu dit, exprimé par les personnages, qui consiste principalement en une confusion toujours plus accrue entre le haut et le bas, l'ici et l'au-delà, ce qui se tient sous mes yeux et l'autre monde auquel cela semble renvoyer, se superpose une autre confusion, esthétique, spatiale, entre la gauche et la droite, le champ et le hors champ, entre cette direction-là (mouvement de caméra, déplacement de personnage, centre d'attention du regard) et cette direction-ci (d'où partons-nous, ou allons-nous ? d'où venons-nous ?). Les jeux de renvois métaphysiques (cette réalité qui est issue en fait d'une autre réalité, située au-delà, ailleurs) trouvent une traduction matérielle dans les jeux de renvois esthétiques autour desquels se structure le film ; lesquels désarticulent et fragmentent l'espace pour éviter systématiquement la ligne droite, le chemin logique, le tracé euclidien. On aboutit, au final, à un enfer labyrinthique, d'autant plus infernal qu'il semble emprunter à la précision géométrique de, justement, Euclide lui-même. Il y a une méticulosité du mouvement et de la chorégraphie qui sont employées pour distordre en lignes brisées l'espace scénographique qui s'offre à nous.
Du coup, l'allégorie du haut et du bas, reportée sur l'esthétique de la gauche et de la droite, est donnée à voir. Le reflet se passe de discours, il dérègle par sa seule présence le bon ordonnancement des choses, il fait naître du simple fait d'être là une multitude d'interrogations inconscientes, intuitives, non-dites, et chargée d'angoisse et de peur. Le "monde d'en bas" est le reflet du "monde d'en haut" ; mais celui-ci pourrait bien être également un reflet d'un autre "monde d'en haut". Mais la confusion va encore plus loin : c'est pour refléter le monde d'en haut, qui lui-même avait voulu se créer son propre reflet dans un "monde d'en bas", que ce dit monde d'en bas va lui aussi se créer son propre reflet, ou son propre "monde d'en bas". Or, si Fred Stiller comprend peu à peu qu'il est lui-même un personnage évoluant dans une simulation, c'est parce qu'il a en fait la réalité de sa situation dans ce reflet qu'est le monde artificiel qu'il a créé : il a créé ce monde tout comme d'autres personnes ont créé son monde à lui. Le reflet de la réalité en est sa vérité.
Dès lors, les frontières peuvent s'estomper : peu importe où se situe le référent, on comprend peu à peu que tout ça n'est que jeu de reflets, reflets de reflets, reflets reflétés, réflexions de reflets. En témoigne cette fin absolument sublime, où Eva, avatar d'une femme du "monde d'en haut", tombe amoureuse du reflet de son amoureux réel, et l'aime d'un amour vrai. L'esthétique de Fassbinder permet de faire un film de science-fiction qui se passe totalement d'effets spéciaux : ceux-ci n'auraient fait que redire, réappuyer, en l'allégorisant, le sourd et lent mélange des différents niveaux de réalité. Ici, invisible et donc d'autant plus présent, in-identifiable et donc d'autant plus distillé dans le concret même de l'image, horizontalisé et donc d'autant plus engagé dans un rapport de frontalité (et non dans un rapport de transcendance), ce sourd et lent mélange décuple de ce fait sa force d'impact ; nous restons longtemps troublés après le visionnage du film car nous ne savons pas exactement à quoi cela est dû.