Devenu réalisateur à plus de 50 ans, Eugène Lourié a connu un parcours pour le moins atypique. Exilé russe fuyant la Révolution Bolchévique comme beaucoup de ses compatriotes, il débarque en France en 1921. Passionné de peinture, il fait ses premières armes en tant que décorateur, avant de croiser la route de Jean Renoir, qu'il finira par suivre aux Etats-Unis, pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est seulement à l'âge de 51 ans qu'il réalise son premier long métrage, The Monster from Beneath the Sea, un sympathique film de dinosaure qui cristallise déjà tout l'amour que porte Eugène Lourié pour ces lézards géants. Sur les quatre films dont il est le réalisateur, trois font la part belle à ces monstres d'un autre temps. Il est vrai que leur taille, leur morphologie et la terreur qu'ils inspirent n'ont jamais cessé de stupéfier les cinéastes et d'enflammer leur imagination ! Pouvoir imaginer comment les hommes et les dinosaures se seraient affrontés, s'ils avaient réellement coexisté, a toujours été pour eux, une source d'inspiration. Comme si la confrontation de ces deux espèces évoluant au sommet de l'échelle du vivant, faisait forcément surgir nos plus folles angoisses...


The Monster from Beneath the Sea, a coûté la modique somme de 200000 dollars. Les producteurs Jack Dietz, et Hal Chaster se sont adjoints les services de Ray Harryhausen, aux dépens du trop onéreux Willis O' Brien pour les effets spéciaux. Celui qui deviendra le maître incontesté de la Stop Motion vient de faire des débuts prometteurs en 1949 dans Mighty Joe Young de Ernest B. Schoedsack, en tant qu’assistant de Willis O'Brien. C'est un Ray Harryhausen débutant, qui s'emploie plutôt bien à donner vie à un dinosaure imaginaire, curieux mixte entre un T-Rex et un un crocodile !


Baptisée Redhosaure, cette bête des temps primitifs en hibernation, longtemps emprisonnée des glaces arctiques, est brusquement tirée de son sommeil par une explosion nucléaire. Et autant dire qu'elle est furibarde d'avoir été dérangée et que sa colère sera terrible.
Certes, les effets spéciaux peuvent paraître grossiers à l'ère du tout numérique. Ray Harryhausen utilisa pour la première fois un procédé appelé Dynamation en intégrant une figurine miniature, en l'occurrence un dinosaure en mousse de latex, animé en stop motion, image par image, dans des prises de vues réelles. Grâce à un astucieux système de cache et de rétroprojection, l'illusion est presque parfaite. Bien sûr, même si la technique n'en est qu'à ses balbutiements, Ray Harryhausen n'aura de cesse de l'affiner et de la perfectionner tout au long de son œuvre. Malgré une démarche saccadée, le saurien donne ainsi vraiment l'impression d'évoluer dans des décors réels. Même s'il ne laisse transparaître aucune émotion, le voir déambuler dans les rues de New York, dans une foule en panique, écrasant tout sur son passage et croquant un peu de chair humaine, garde pour moi un charme jubilatoire…


Si le tournage de film prend une quinzaine de jours, il faudra à Ray Harryhausen près de 7 mois pour venir à bout des effets spéciaux, ce qui donne la mesure du travail exigé...


Une fois le film dans la boîte, les producteurs décidèrent de le revendre, moyennant 450000 dollars, à Warner Bros, afin de lui accorder une plus large diffusion. Mais, en changeant de main, le film changea aussi de titre, et The Monster from Beneath the Sea se transforma en The Beast from 20,000 Fathoms. L’opération financière rapporta 450000 dollars mais fut loin d’être une bonne affaire étant donné le succès que le film rencontra auprès du public. 5 millions de dollars dans les caisses en un an ...! Plutôt pas mal pour un film au budget si serré !


Dans The Beast from 20,000 Fathoms on retrouve ce qui fait le sel des films de science-fiction des années 50 : la peur de l'arme atomique, symbole d'un monde que l'homme a soudain le pouvoir de faire sombrer dans l'Apocalypse. Cette tension et cette angoisse, bien réelles, ont donné lieu à une pléthore de films mettant en scène un monde ravagé par des catastrophes, un monde subitement et gravement chamboulé par l'apparition soudaine de monstres antédiluviens, semant le chaos et la terreur. Tous ces films sont évidemment une représentation cinématographique de nos peurs primales, une métaphore de nos peurs inconscientes, que l'imminence d'une catastrophe nucléaire a naturellement aiguisées.


Le film s'inspire d'une nouvelle de Ray Bradbury, La Corne de Brume, magnifique histoire de dinosaure marin solitaire, surgit des abysses de l'océan, et éperdument attiré par la plainte sonore que la corne de brume d'un phare émet régulièrement. Cette histoire de dinosaure amoureux d'une corne de brume, racontée par un vieux loup de mer, regorge de poésie. Cet océan mystérieux et primitif nappé de brouillard laisse planer comme un étrange et captivant parfum. Et dans sa solitude, la vieille bête, rescapée des temps immémoriaux, semble magnétiquement répondre aux mugissements du phare, ces derniers résonnant comme autant d'appels amoureux, auxquels la pauvre bête s'évertue à répondre dans un dialogue aussi mystérieux qu'entêtant. L'écriture et l'univers de Ray Bradbury est d'une expressivité visuelle saisissante, mais le film d'Eugène Lourié ne retiendra finalement de la nouvelle de Ray Bradbury que le tableau spectaculaire d'un dinosaure assaillant de rage un phare pour le détruire.


C'est une vision certes spectaculaire, qui frappe au plus au haut point l'imagination, mais la Corne de Brume est, à mon sens, bien plus qu'une nouvelle fantastique. C'est un poème philosophique sur les espoirs déçus de la vie, de l'amour, et sur les ténébreuses et destructrices aspirations de la passion amoureuse.
Publié en 1950, la Corne de Brume marque pour Ray Bradbury un changement radical dans son existence, car ce sont les dinosaures qui le motiveront à devenir écrivain et le porteront jusqu'à la reconnaissance de ses pairs.


Ray Harryhausen et Ray Bradbury, complices et amis dans la vie, partagent la même passion pour les dinosaures, et si l'un a pris la voie de l'animation et du cinéma, l'autre a choisi la littérature pour redonner vie à ces anciennes créatures disparues. Leur complicité ne s'estompera jamais au fil des décennies, même si The Beast from 20,000 Fathoms restera le fruit de leur unique et éclatante collaboration.

Kermite.

Qhermite
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le 18 févr. 2022

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