Plus simple et a priori moins séduisant que l’indépassable "Laura" réalisé quelques années auparavant, "Le mystérieux docteur Korvo" est construit de la même façon sur un rapport à la fascination. Dans Laura cette fascination était liée à l’évocation d’une figure de femme disparue. Dans Korvo cette figure fait place à celle plus sombre de l’hypnotiseur. Un hypnotiseur qui utilise son pouvoir de fascination, élevé au rang d’art et de science, pour accomplir ses desseins criminels.

Le film se situe, comme Laura et un bon nombre d'autres de Preminger, entre drame psychologique et film policier. "Film criminel" faudrait-il dire, tant le crime occupe une place qui déborde largement le cadre du genre (on le retrouve même dans "Bonjour Tristesse" par le biais de la culpabilité qui accable Jean Seberg à la fin). Preminger donne sa patte à un style de films noirs centrés sur la psychologie : la trilogie Laura-Korvo-Mark Dixon (3 des quatre films réalisés avec Gene Tierney) forme de ce point de vue une suite ; remarquable malgré des histoires très différentes de continuité, de complémentarité, comme trois variations autour d’un même thème, d’une même obsession.

L’argument dans Korvo tourne autour d’une névrose qu’on pourrait qualifier de "bourgeoise", passant au révélateur la société américaine upper-class des années 50. Le mot névrose cependant n’apparaît pas d’emblée, et il faudra attendre les ¾ du film pour poser un diagnostic sur l’étrange comportement de Mrs Sutton (Gene Tierney), qui dérobe au début dans un magasin un objet qu’elle a amplement les moyens de se payer.

Ce comportement intéresse pour ce qu’il introduit de secret, de non-dit, de dissimulation. Mrs Sutton ne peut rien dire à son mari, psychanalyste en vue, et ce silence redouble son larcin, en fait déjà un crime. Car il la livre aux mains du perspicace et néfaste Korvo, qui, témoin de l’affaire, la soustrait de la menace de la police (démontrant au passage son talent dans la manipulation des apparences).

L’apparence est au centre de tout. Et les deux sur ce plan font la paire : elle qui existe comme une apparence-apparition, parfaite de beauté et de distinction bourgeoise et en même temps infiniment dérobée et insaisissable ; lui qui n’existe au contraire que pour se dissimuler derrière un masque : celui d'une assurance neutre et supérieure, respectable (il dira à moment donné : "Je pensais que j'avais un regard franc, que l’honnêteté se lisait sur mon visage").

Elle se trouve donc liée à Korvo par le secret. Elle croit ou fait semblant de croire qu’il va la faire chanter. Il n’en est pas là. Sa méthode est anti-conventionnelle. Au lieu de la soigner, il va la confirmer dans sa disposition. Il lui dit : "Un mariage réussi est basé sur ce que les époux ignorent l’un de l’autre". Korvo est l’anti-psychanalyste, l’anti-accoucheur d’âmes. Sa thérapie consiste à libérer le mensonge plutôt que de libérer du mensonge. Peut-être croit-il se payer sur la comédie de l’apparence. Contrôle des apparences, contrôle de soi, domination : tout cela n’est au fond qu’une même chose.

Dans Laura, le défaut, et donc le mystère, se manifestait dans un plein : la chair persistant dans l’image, jusqu’à ce que cette image, sous la force d’un désir, reprenne (littéralement) vie. Dans Korvo le mystère est au contraire celui d’un vide : le vide d’une femme disparue derrière ce qu’elle donne à voir d'elle. C’est pourquoi le film laisse l’impression troublante qu'il raconte au fond le rapport entre le réalisateur et sa comédienne. Il est certain que Korvo, c’est Preminger. Tierney livre son plus grand rôle dans ce rôle de femme-fantôme, fantasmée jusqu’à l’abstraction non plus par le désir d’un homme mais par une société entière (celle du public).

L’ironie et la cruauté de l’histoire, cette ironie et cette cruauté qui siéent tellement à Preminger, c’est qu’elle est bien plus intéressante cette femme dans le traitement que lui fait subir Korvo que dans celui qu’elle trouve auprès de son psychanalyste de mari. Ainsi la scène inaugurale qui succède au vol : son visage fermé qui s’ouvre d’un coup dans une expression radieuse de joie, de gratitude lorsqu’il lui remet le rapport de vol, le symptôme qui pourrait lui permettre de tout avouer, de se libérer, et qu’elle s’empresse alors de déchirer.

Cette libération interviendra plus tard, montrant la précision de la mécanique et la finesse du maître d’œuvre. Elle sortira du plan des apparences et sera sauvée de sa double servitude (à l’égard de l’image conjugale et à l’égard de Korvo) par l’intervention d’un tiers rétablissant la profondeur manquante. Il y aura donc ce moment où Mrs Sutton/Gene Tierney se retrouve dans une latence, une attente où quelque chose aura pu s’ouvrir à partir de la confrontation avec son mari. Celle-ci se déroule dans la scène précédente : Gene est assise, face à l’avocat, son mari et les policiers derrière elle. Le mari est raide comme un procureur, mais elle pourra, dans le champ-contrechamp, se retourner, et l’accusant, oser l'affronter. Cet affrontement le désarçonne, il sort. Cette sortie amène alors comme un appel d’air. Au plan suivant, à l’occasion d’un très subtil mouvement qui resserre le cadre, et qui permet au policier de s’asseoir près de Gene, on voit alors ce qui manquait à l’image : un espace tiers, littéralement, non plus enclos sur l'emprise ou la confrontation, mais ouvert à la circulation, à la possibilité de la reprise, de l’ajustement. Donc à la mémoire et à la profondeur du temps.

On verra comment cette scénographie de l’espace tiers sera reprise plus tard du côté du policier, faisant intervenir un rapport à l’absent. On verra également comment elle sera impossible du côté de Korvo, qui restera face à l’image et la voix des morts, absolument lié et condamné.
Artobal
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le 23 mai 2013

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