Confessions d'un gibier de potence
Le livre était géant, le film l'est tout autant. Mais pas de la même façon...
Cynique comme je le suis, je connais mes faiblesses pour l'éloge. A croire que j'ai été une enfant élevée à l'huile de ricin, une cuillère à soupe dans la gueule tous les matins. Pourtant, j'aime admirer, dire du bien et complimenter à foison. Mais curieusement, ça ne me réussit pas lorsqu'il s'agit de cinéma. Peut-être parce que c'est à mes yeux se livrer beaucoup plus lorsqu'il faut dire ce qui est chouette et qui me touche (et ça, croyez-moi, ça me brasse !).
Après cette courte introduction où vous constaterez que j'ai habilement transformé mon manque total de bienveillance en délicate pudeur, attaquons-nous tout de go à ce "Nom de la Rose" de mon enfance, de mon adolescence, de ma vie de jeune adulte puis d'adulte respectable. Car oui, ce film n'en finit pas de m'éblouir. Quel que soit l'âge où je le regarde, il m'apporte quelque chose. En parfaite monomaniaque, j'ai dû le voir au bas mot quarante fois. Pourtant, le charme demeure, jamais je ne me suis ennuyée, et je dirais même qu'il est devenu un véritable objet de régression, comme un doudou estropié ou un vieux magazine racorni qu'on feuillette les soirs de mélancolie, de doute ou de nostalgie.
8 Ans : D'abord, il y a eu la découverte de l'Inquisition. J'ai appris ainsi que l'on pouvait vraiment faire brûler des gens après des procès pipeautés, et j'ai compris qu'un peu de rhétorique pouvait parfois vous sauver la vie (ou vous la retirer). C'est sûrement l'une des raisons pour lesquelles je suis devenue prof de blablabla. C'est aussi le (triste) secret de mon attitude si retorse. Ce n'est pas de ma faute ! Je panique à l'idée d'avoir tort, car j'écoute en frémissant l'échafaud qu'on bâtit et son écho si sourd...
10 Ans : Ensuite, il y a eu LA scène avec la paysanne et ce pauvre Christian Slater dans la cuisine. Toi même tu sais. Légèrement traumatisante (surtout pour mes parents qui n'avaient pas vu venir le coup du moine défroqué d'une main experte), clairement bravache, une pub Benetton aux parfums de scandale (et de viande avariée, on n'est pas dans la cuisine de Bocuse). Mais pas que. Incontestablement la meilleure scène "d'amour" (pour ne pas dire de sexe torride) de l'histoire du cinéma. Troublante, déconcertante, ellipsée par le dialogue dans le cimetière entre Quasimodo et Lord Connery. On est tout simplement exaspéré. Mais pas forcément dans le mauvais sens, c'est bien-là tout le secret de cette très belle scène.
14 Ans : Un nom ressort du marasme gluant où pataugent le moine en culottes courtes et son mentor charismatique. Celui d'Aristote. Un fier défenseur de la cause humaine, celui-là. A l'époque, je le prenais pour un genre de trublion - le Gad Elmaleh de l'Antiquité - et avec nos deux détectives avisés le seul mec un peu fun dans l'équipe. Dommage qu'il reste planqué dans sa bibliothèque, il y a des grosses marrades qui se perdent dans cette abbaye bien sinistre.
18 Ans : Je découvre qu'Aristote est beaucoup moins fun que je ne le pensais. Merci les cours de philosophie de m'avoir fait perdre définitivement les illusions de mon enfance.
20 Ans : Je suis (enfin) capable de reconnaître tous les personnages et les relations pas très catholiques qu'ils entretiennent. Si tard ? Pour ma défense, ils sont très nombreux, presque tous habillés en toile de jute, et ils vivent dans la semi-obscurité du plus long jour de pluie et de brouillard de l'Occident depuis l'an de grâce 356. Je me passionne pour la complexité des rapports qui les lient. Je deviens accro aux huis-clos.
[Interruption momentanée de soirées "Le Nom de la Rose" : j'apprends avec stupéfaction que les VHS de ma prime jeunesse ne sont pas le seul support sur lequel on peut voir des films. De nouveaux horizons s'offrent à moi. Liberté, liberté chérie.]
32 Ans : La maturité. Je tombe amoureuse de Sean Connery (enfin, celui de l'époque, je n'ai pas osé Googliser l'actuel). Sagesse, profondeur et humour caustique. Le mec idéal, en somme. Hormis le kilt. Je percute soudainement la cause de son patronyme dans le film. "Baskerville" ? C'est tout trouvé pour ce Sherlock Holmes des temps reculés. Cet exemple est précisément l'emblème de ce que j'aime finalement dans ce chef-d’œuvre : sa subtilité, son envergure, la richesse de son propos et sa capacité à nous immerger pleinement dans l'enquête de ce monde du silence.
On quitte à regret nos fins limiers, ce polar médiéval et son ambiance hugolienne.
Dans le secret de mon cœur, j'attends une suite : "La Rose avait encore une épine", par exemple ?
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