Le orme par Gilles Da Costa
Ce n’est que très récemment que j’ai eu la chance de découvrir cette petite perle méconnue réalisée en 1972 par Mario Fanelli et Luigi Bazzoni (Mario et Luigi, tout à fait), grâce à l’érudit confrère Evilashymetrie, co-animateur de l’émission Podsac. Et plus précisément, suite à un échange sur Twitter concernant les nombreuses influences du fascinant L'étrange couleur des larmes de ton corps, dont je vous parlais le mois dernier. En effet, tous deux amateurs de cinéma de genre italien des années 70, nous étions en pleine crise de nerdisme aiguë, comparant l’imagerie du film d’Hélène Cattet et Bruno Forzani à celle de nos chers gialli d’antan, quand mon camarade me recommanda chaudement El Orme, que je ne connaissais que de réputation. Et mes amis, quelle claque dans le beignet !
Alice mène une vie bien organisée, bien rangée, sous contrôle, quand un jour tout bascule. Renvoyée de son poste de traductrice pour une absence injustifiée, elle réalise que plusieurs jours de son existence sont tout bonnement effacés de sa mémoire. Oppressée par des rêves angoissants d’astronaute abandonné sur la Lune et une paranoïa latente, elle décide de mener une investigation après la découverte d’une curieuse carte postale. La jeune femme se rend donc sur l’île reculée de Garma dont les habitants semblent la connaître... sous une autre identité.
Le cas Le Orme est réellement particulier. Souvent vendu comme un giallo, ce film ne présente pourtant que quelques éléments caractéristiques du genre : une prépondérance du style, un goût certain pour le désordre mental et les faux-semblants, une structure labyrinthique, une enquête comme fil directeur. Mais on pourrait surtout le classer dans la catégorie thriller psychologique, tant il analyse avec soin la décomposition psychique de son héroïne. Car ici, tout tourne autour d’Alice (le choix de ce prénom n’est bien évidemment pas un hasard) et de la reconquête de son identité disséminée aux quatre coins de la mystérieuse île de Garma. Ainsi dans Le Orme, point de tueur masqué et ganté, de meurtres théâtralisés, peu d’érotisme et encore moins de violence. Au contraire du giallo traditionnel, nous ne sommes pas dans un univers de sensations, de violence physique, mais davantage dans une expérience introspective, une véritable recherche de soi.
En ce sens, ce qui importe dans ce film est davantage le parcours sinueux de son héroïne, interprétée avec beaucoup de sobriété par une excellente Florinda Bolkan (premier rôle de deux des meilleurs Lucio Fulci : La longue nuit de l'exorcisme et Le venin de la peur), que l’intrigue en elle-même qui n’est finalement qu’un prétexte justifiant cette odyssée existentielle. C’est d’ailleurs la grande réussite de Le Orme : parvenir à nous faire comprendre la confusion ressentie par Alice en créant une atmosphère prégnante donnant au film des airs de rêve éveillé. Cette impression d’anormalité ambiante est tout à fait calculée et minutieusement construite, notamment grâce à l’omniprésence tout au long du métrage de nombreux détails illogiques presque imperceptibles au premier visionnage. L’accumulation de minuscules discordances parvient ainsi à nous perdre, nous forçant à lâcher prise pour mieux nous immerger dans la psyché en miettes d’Alice.
L’autre grande force de Le Orme est sans aucun doute la sublime photographie du grand Vittorio Storaro (L'oiseau au plumage de cristal, Apocalypse Now, Le conformiste). Le chef opérateur semble proposer ici une vision en diptyque, deux approches bien distinctes soulignant la transition d’un environnement rationnel à un contexte éthéré, presque onirique. En effet, dans la première partie très urbaine du film, Storaro joue principalement sur la rigueur des compositions, la froide précision de longs mouvements de caméra, créant des environnements stériles aux lignes acérées reflétant parfaitement la personnalité plutôt rigide d’Alice. Puis, lors de son arrivée sur l’île de Garma, lorsqu’Alice semble perdre pied avec la réalité, sa cinématographie se fait plus baroque, presque fantasmagorique. Les perspectives sont alors excentriques, les compositions déroutantes, les couleurs flamboyantes. Le film enchaîne ainsi de splendides tableaux baignés de lumière, utilisant intelligemment son décor pour proposer un travail remarquable sur les transparences, les textures, les reflets, les contrastes.
Formellement très ambitieux, sinueux et hypnotique, Le Orme distille insidieusement une ambiance envoûtante empreinte d’une étrange poésie macabre le rapprochant parfois de films comme L'année dernière à Marienbad, Ne vous retournez pas ou encore Pique-nique à Hanging Rock. Comme ces classiques, il parvient à imposer un ton unique, une “douce terreur” dont l’origine est assez difficilement définissable. Frôlant même à quelques reprises un certain surréalisme, lors de quelques très belles scènes lorgnant vers la science-fiction (avec une apparition de Klaus Kinski en savant fou !) dont je ne parlerai pas ici de peur de gâcher une des sous-intrigues importantes du film, Le Orme est un objet curieux et terriblement séduisant. Une aventure freudienne dédaléenne qui restera avec vous longtemps après votre premier visionnage et vous donnera certainement envie de découvrir les autres films plus traditionnels mais non moins efficaces de Luigi Bazzoni, comme le très bon Journée noire pour un bélier avec ce cher Franco Nero.
Le Orme, de Luigi Bazzoni, Mario Fanelli (1975). Disponible en DVD Zone 1 (sous-titres anglais) chez Shameless