Le Paltoquet par Teklow13
Une fois encore Deville pousse toujours plus loin son envie d'expérimenter et de bouleverser les codes de son cinéma. Le Paltoquet est construit sur un décor unique, un bar, et 8 acteurs.
L'intrigue, aux accents Agatha Christie, est également simple : quatre hommes, un journaliste (Auteuil), un docteur (Bohringer), un commerçant (Léotard) et un professeur (Piéplu) passent leurs nuits à jouer aux cartes dans un hôtel-bar tenu par la tenancière (Jeanne Moreau) et le paltoquet (Piccoli). Dans ce décor évolue également Melle Lotte qui joue de son charme et passe son temps à se prélasser dans un hamac. Un commissaire (Jean Yanne) vient enquêter en ce lieu sur un meurtre qui vient d'être commis.
Le film est construit sur sa durée, il apparaît dans un premier temps un peu lourd et pénible dans son procédé, mais il révèle son intérêt progressivement jusqu'à sa conclusion étonnante qui modifie la vision de ce qui s'est déroulé précédemment et l'éloigne d'un exercice de style un peu vain.
Le Paltoquet est animé par deux thèmes essentiels chez Deville, le désir et la manipulation. Et c'est probablement son film le plus abouti sur l'art de la manipulation que l'on retrouve ici partout, dans l'intrigue, dans les révélations et l'avancée de l'enquête, mais également dans le lieu et dans le rôle de ces personnages/acteurs. Manipulation dans le plan mais également du plan, car Deville prend plaisir par sa mise en scène à tromper le spectateur et en jouant avec son regard.
A première vue le film fait immédiatement penser à une représentation théatrale, pour son décor unique, pour le jeu accentué des acteurs et pour la prédominance du dialogue. Toute l'action est en hors champs. Mais l'aridité extrême du décor et l'absurdité des dialogues rappellent également Beckett.
D'abord très obscur et étouffant, on ne sait pas très bien où l'on se situe et qui sont ces gens, le film s'éclaircit peu à peu. C'est le cas de l'intrigue mais également du décor. Ce lieu plongé dans le noir total dans lequel sont uniquement éclairés le comptoir du bar, la table où se déroule la partie de cartes et le hamac, s'illumine petit à petit, on cerne les recoins et on l'on découvre que l'on est dans un entrepôt désaffecté. De l'abstraction totale, des corps, des sons, des voix, on passe à quelque chose de concret, une sorte de retour progressif au réel. Comme si l'on sortait d'un cauchemar.
Sans dévoiler cette conclusion, on peut en effet imaginer que tout ceci était un rêve étrange peuplé de fantasmes, de désirs inassouvis, de désillusions, de regrets. Un univers mental recréé par un homme qui tourne une page de sa vie.
Le film fait alors fortement penser à La femme au portrait de Lang.
Ce retour au réel qui apparaît brutalement lors d'une ouverture de porte on l'anticipe par l'évolution du décor, la clarification de l'intrigue mais également grâce à la mise en scène, fluide, qui bascule d'un lieu à un autre, d'une temporalité à une autre, mais tout en raccords élégants, sans la cassure d'une fermeture de rideaux. C'est ici que la théâtralité mais également son refus prend son importance. La représentation à laquelle on assiste, c'est la reconstitution mentale des affects d'un homme, le directeur d'une usine. Une usine qu'il vient probablement de vendre. Dans le monde qu'il recrée il se donne le rôle, un peu bouffon, pas très bien défini, de l'observateur omniscient autant que du metteur en scène. On ne sait jamais s'il est le plus passif ou au contraire s'il tire les ficelles.
Les autres rôles sont les caricatures de ce qui pourrait définir la société actuelle : l'éducation, la médicine, la presse, la justice, le commerce. Mais également deux pivots : la maman et la putain.
On peut imaginer dès lors ce qui anime cet homme, le hante, tant à un niveau sentimental, s.exuel que social.
De manière subtile, le film dans la forme passe de l'obscur à la lumière, alors que dans le fond il fait le chemin inverse et devient très noir à travers son regard désabusé sur l'homme et la société. La dernière parole cinglante du film étant « s.alope d'usine ».
Deville réalise probablement là une des ses œuvres les plus personnelles.