[Publiée le 11 Mars 2023 sur Un Certain Cinéma]
Finalement, cela doit être d’une satisfaction sans nom d’être victime de la censure, s’il est possible de se dire « victime » pour cette situation où les bourreaux avouent leur impuissance en imposant, usant d’une force qu’ils se sont eux-même offerte. Savoir qu’un point sensible a été touché et dérange dans les règles de l’Art, Jean-Luc Godard l’a-t-il ressenti avec Le Petit Soldat, son deuxième film, tourné en 1960, mais qui n’est sorti qu’en 1963 ?
Lorsque Michel Subor interprète Bruno Forestier, personnage qui réapparaît dans le cinéma de Clair Denis quelques décennies plus tard dans Beau Travail, Jean-Luc Godard met en scène un homme qui dérange, qui vit dans la marge et dans lequel, par extension, il est pour le cinéaste très aisé de le transformer en média de son commentaire politique.
D’ailleurs le monde ne fait sens qu’à partir de ce personnage, en témoigne un traitement du son aussi ingénieux que propice au malaise, où plus rien n’existe : un des choix forts est de refuser les bruits du réel dans le monde du film. Ce silence dépaysant offre à l’œuvre un charme de la tension, non pas au sens d’un lent crescendo, mais d’une descente aux enfers, dans les abysses, au plus profond d’un océan, où, noyés, les spectateurs ne respirent plus.
Et cette sensation ne peut que trouver son apogée lors de la séquence de la torture où traitement et montage du son et de l’image offre l’inoubliable sensation de la fin, de l’épuisement, de l’échec ; la séquence est d’ailleurs dans l’œuvre de Godard l’une des plus réussies – en avait-il conscience lorsque ce dernier l’utilise dans son sublime court-métrage Dans le noir du temps ?
Il ne faudrait pas passer à côté de la présence d’Anna Karina non plus, et profiter de sa sublimation par la caméra de Godard, ses dialogues qui séduisent autant que son accent, et les quelques regards, parfois furtifs, d’autres plus posés, qu’elle offre aussi bien à travers la pochette d’un vinyle ou par le reflet d’un miroir.
Tout est beau et parfait, ou bien laid et dérangeant ; les nuits ici sont-elles en si bonne adéquation avec le reste de l’œuvre qu’il en est retenu l’ensemble grandiose et symphonique, ou bien le malaise insoutenable qui laisse comprendre que le mal est déjà là, que le nouveau que représente l’œuvre est aussi séduisant qu’il annonce une tonalité sombre du récit mis en scène par Godard.
Si le cinéma est bel et bien 24 fois la vérité par seconde ? Il est difficile de répondre en si court paragraphe, mais si Godard réalise avec Le Petit Soldat un film fascinant par son esthétique, ses idées, son art de déranger et d’envoûter, et de séduire comme filmer de manière juste ? Il ne fait aucun doute ; c’est le cas.