Outre ses qualités artistiques, Le Pianiste a au moins le mérite de questionner sur l'idée de représentation du Mal et du pathétique. La première scène se fait tout de suite révélatrice d'intentions : Szpilman, pianiste de profession, joue Chopin pour une radio polonaise sur fond d'explosions. Alors que les bruits des bombes se font plus intenses, le personnage refuse d'arrêter de jouer, jusqu'à ce qu'un obus fasse exploser le studio, obligeant le musicien à arrêter sa performance. Les notes de piano s'arrêtent face à l'horreur de la guerre, mais la caméra, elle, continue de tourner. Polanski, trouvant dans le nazisme la plus grande représentation du Mal qu'il se plait à filmer depuis ses débuts, va s'interroger sur le rôle de l'art lorsque sa beauté ne peut plus survivre dans un milieu asphyxié à l'extrême, en allant justement filmer cette asphyxie.
Face à ces images atroces, notamment dans la première partie et la représentation du ghetto de Varsovie, quelle réaction du spectateur est attendue de la part du réalisateur ? La question parait ambiguë, tellement Polanski va parfois chercher des extrêmes dans le pathétique. On pensera alors au devoir d'information, afin de mettre notre humanité face à sa part la plus sombre. Mais on pensera aussi à cette mise en scène qui se plait à guider le spectateur vers un sentiment de dégoût, quand les scènes s'y suffisaient. À ce titre, plus d'une scène franchissent un seuil qui n'apparaissait pas comme nécessaire :
-Attendant le train qui les emmènera vers leur extermination, des juifs subissent la répétition d'une même phrase de la part d'une femme : "Pourquoi je l'ai fait ?". Cette phrase semblait bien suffisante pour créer un véritable malaise dans l'esprit du spectateur, mais le film se sent dans l'obligation d'expliciter ce malaise : "Elle a étouffée son bébé en tentant de l'empêcher de pleurer pour échapper aux SS".
-Un homme tente de voler la nourriture d'une vieille femme dans le ghetto. Avec cette scène, l'idée de déshumanisation était transmise. Mais la nourriture tombe à terre, et l'homme se couche pour la manger directement depuis le sol.
-Un SS dans le ghetto demande à une dizaine de juifs de se coucher sur le sol en ligne. Il les abat un à un d'une balle dans la tête. On comprend l'idée : les juifs apparaissent aux yeux des nazis comme de la vermine sans humanité. Mais alors qu'il arrive à sa dernière victime, le SS doit recharger son arme pour arriver au bout de son entreprise.
Les exemples sont nombreux. Par cette volonté d'aller chercher le détail morbide, Polanski semble oublier toute pudeur pour tomber dans la gratuité du choquant. Si ces scènes sont poussées dans leur dernier retranchement de la sorte, c'est probablement dans une volonté de fournir une expérience cinématographique au spectateur basée sur ce dégoût. On se questionnera alors sur cette dernière réflexion : le malheur d'autrui doit-il obligatoirement être représenté de manière neutre pour être respecté ? Si on en doutera pour la majorité des œuvres de fiction, la réalité historique servant de socle à cette histoire complexifie la réponse. D'un côté on sera dubitatif devant cette mise en scène qu'on pourrait éventuellement qualifier de voyeuriste, mais d'un autre côté si le film s'efforce de réduire la population opprimée à de la vermine, c'est bien dans le but de mener au bout sa réflexion : l'art a-t-il sa place lorsque l'humanité a disparue ?
De ce point de vue, les scènes citées plus haut se justifient :
-L'idée que les Hommes sont capables de compassion au-delà de leur propre survie est mise à mal par cette femme qui a étouffé son bébé
-L'homme qui tente de voler la nourriture à la vieille femme est réduit à un insecte, devant manger sa nourriture depuis le sol pour survivre
-Le calme du SS rechargeant son arme appuie l'idée que le juif qu'il s'apprête à abattre ne vaut pas plus pour lui que du bétail
C'est donc finalement par la tentative de concilier un propos avec une réalité historique que la démarche peut paraître douteuse.
Polanski tente de nous montrer la place de l'art dans l'horreur. En réalité, d'art il en sera très peu question durant les 2h30 du film, car Szpilman sera simplement incapable de jouer (car un client du restaurant demande à ce qu'il s'arrête, car un silence absolu doit être tenu dans sa cachette, ou plus simplement car il n'y a pas de piano à proximité). L'appel de la musique est vécu de manière intériorisée par le personnage. Porté profondément en soi comme une humanité qu'on tente coûte que coûte de nous priver. Le propos de Polanski se trouve sans doute ici : l'art n'est pas une manifestation de l'humanité, l'art EST l'humanité, indivisible et inviolable, du moment qu'elle est entretenue, même dans un souvenir lointain. On apprendra d'ailleurs que l'officier nazi qui aide Szpilman en fin de film est également musicien, comme une humanité partagée qui lui permettra de voir à travers l'apparence de rat forcé à vivre sur les ruines de sa maison, pour discerner l'humain qui s'y cache.
Par cette idée, le regard de la caméra de Polanski se ferait-il donc automatiquement bienveillant ? L'art du film serait-il l'humanité retrouvée de ces victimes du génocide le plus traumatisant du monde occidental ? Le dernier plan du film rejoint d'ailleurs l'art du film et celui du pianiste en un, comme une visée universelle pour ces deux moyens d'expression.
À ces questions, je ne peux répondre que par une gêne difficilement explicable. Peut-être suis-je actuellement incapable de faire face à autant d'horreur pour la reconnaître et la maîtriser. Mais l'idée que je ne ressentirais pas cette gêne devant un documentaire traitant du même sujet sans sensationnalisme ne semble pas me quitter.