Tapi dans l'ombre
Laissé pour mort dans la prison désaffectée d'Alcatraz, trahi par son ami alors qu'il devait récupérer une grosse somme d'argent, Walker se voit proposer une chance de se venger et dans le même temps...
le 13 oct. 2016
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C’est le genre de film qui s’avale comme un verre de gnôle. Mais si l’alcool est raide, il n’est pas trafiqué. Inutile d’y chercher la moindre crédibilité : John Boorman consent à toutes les invraisemblances possibles et imaginables. Walker survit au tir d’une arme qui l’atteint à bout portant. Il poursuit seul un combat que tout porte à juger désespéré contre une obscure organisation. Pas un instant il ne s’interroge sur l’identité et les mobiles de l’homme qui le guide. Présenté comme insensible à tout et à tous, il fait l’amour à la sœur de sa défunte épouse. Et pourquoi donc faut-il que la supplication d’un (ex-)ami trouve sa place au sein d’une forêt de jambes ? Pourquoi vider un chargeur complet sur un lit sans occupant ? Qui a fait disparaître le cadavre de Lynne ? Pourquoi transformer un stock-car en instrument de torture ? Pourquoi Walker n’ouvre-t-il pas le paquet qui lui est abandonné à la fin ? Sait-il qu’il ne contient pas d’argent ? Depuis quand le saurait-il ? Et d’ailleurs le savons-nous ? Aux conventions hollywoodiennes établies comme une restitution naturelle de la réalité, le film oppose un brouillage complet de la perception. Il emploie des procédés qui relèveraient d'une forme de distanciation si, par une ruse majeure, ils ne servaient pas à maintenir la fascination totale du spectateur. Le cinéaste se livre à un véritable éclatement du polar, lui inocule le virus d’une certaine approche européenne, acclimatée aux exigences d’un genre qui ne perd pourtant jamais ses droits. Le Point de non-retour, adapté d'un roman de Richard Stark (pseudonyme de Donald Westlake), c’est en quelque sorte Don Siegel revu et corrigé par Alain Resnais. Il est d’ailleurs sorti trois ans après À Bout Portant (signé du premier précité), qui est la traduction littérale de Point Blank et réunissait déjà Lee Marvin et Angie Dickinson. Sur un canevas minimal (un truand remonte une filière mafieuse pour retrouver les complices qui l'ont trahi), Boorman recourt à des dispositifs qui, en déviant de la linéarité narrative par un jeu subtil de retours en arrière et de plans prémonitoires, tendent à sédimenter des nappes de temps.
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S’il a toute l’apparence d’une histoire de vengeance, le film invite aussi et surtout à être lu comme un apologue bien plus complexe, une peinture symbolique, âpre et crue de l’Amérique. Il saisit jeux et combinaisons de forces, en deçà de toute intériorité psychologique, comme ces récits mythiques où le héros n’est que ce qu’il fait et ce qu’il veut. Dépossédé de sa part de butin et laissé pour mort, Walker le bien-nommé n’a de cesse de récupérer ses 93.000 dollars et de s’attaquer pour cela à la toute-puissante Organisation. Il est un bloc marmoréen de volonté et de détermination, lancé dans une quête dont il semble même oublier ce qui en fut la cause originelle. Sa marche sans fin dans un couloir anonyme est soulignée par sa cadence robotique, par le bruit métallique et amplifié de ses talons frappant le sol. Son opiniâtreté obsessionnelle déclenche une violence qui fait boule de neige et devient absolue tant elle dépasse l’enjeu initial. Car le magot n’est qu’un motif dérisoire : plus profondément, Walker veut arriver à la source du pouvoir, cette entité mystérieuse qu’on ne peut jamais atteindre. Lorsqu’il se croit parvenu au but, après avoir éliminé tous les échelons intermédiaires (Reese, insignifiant premier maillon de la chaîne, Stegman le vendeur de voitures, puis Carter et Brewster), il découvre qu’il est chimérique de le cerner, qu’il demeure insaisissable, et qu’on s’est servi de lui pour supprimer des témoins et des complices encombrants. Il n’a été qu’un agent manipulé afin d’opérer une transformation interne dans l’Organisation, qui conserve la même façade inchangée. Au dénouement, Fairfax alias Yost sort de l’ombre tandis que Walker s’immerge dans l’obscurité d’une cellule à Alcatraz d’où il était sorti deux ans auparavant. Le film noir s’est transformé en rêverie somnambulique. Le sommeil est d'ailleurs récurrent au fil d’une intrigue où certains personnages consomment des somnifères jusqu'à la mort ou s'évanouissent au cœur de la fiction.
Le récit adopte une construction circulaire qui crée le sentiment d’une réalité filtrée par le songe, d’une lumière tamisée par le souvenir, ainsi que le suggèrent certains plans voilés du protagoniste. Toujours en mouvement, il donne pourtant l’impression de faire métaphoriquement du surplace. Il s’achève sur la pierre de la prison désaffectée et l’eau du fleuve, les lumières clignotantes dans la nuit, comme si se réalisaient les paroles du guide déclarant aux touristes que les courants perfides qui encerclent l’île en rendent l’évasion impossible. Pris dans les tourbillons d’une tempête qu’il a lui-même provoquée, Walker n’échappe pas à son cauchemar. Peut-être est-il sous l’empire d’une paramnésie galopante : le présent imite le passé à satiété, à l’épouse suicidée se substitue aussitôt sa sœur, les comparses se dédoublent ou vont par paire. Dépaysés, les faits se soustraient à la chronologie — options de mise en scène que soutiennent deux autres composantes du style. D’abord l’extrême soudaineté de l’action, qui tient en partie à la vitesse d’exécution, à l’adresse et à la sûreté de Lee Marvin. Ensuite, la répétition des épisodes : quand Walker s’arrête sur la tombe de Lynne, il semble qu’il est trop tôt pour qu’elle soit déjà enterrée, et que des successions de flashbacks, présentant divers aspects de la chambre où elle s’est tuée, ont déposé son trépas dans un labyrinthe temporel. Les réitérations à l’identique du déjà vu sont nombreuses, qui dissocient l’acte, tel que la narration le sanctionne dans sa singularité, de sa forme gestuelle. L’étreinte amoureuse, chaque fois que les amants pivotent, révèle ainsi une personne nouvelle. Les péripéties en deviennent opaques. Quelle blessure a reçu Walker au début ? Pourquoi retrouve-t-il sur l’étagère un flacon bleu semblable à celui qu’il a jeté au sol ? La chute de Reese dans le vide est-elle l’effet de sa maladresse ou bien Walker l’y pousse-t-il du vingtième étage ? Cette abstraction se déclare par un expressionnisme agressif (influence revendiquée : Le Désert Rouge d’Antonioni). Gris cannetille, kaléidoscope chromatique dans le night-club qui voit Walker émerger d’une bagarre infernale, verts de métal satiné que tranche la robe orange d’Angie Dickinson (quand elle en porte une…), soit un barbouillage de couleurs mélangées et veinées où circule, un peu plus apparent, un courant sanguin.
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Partagé entre l’épuisement audiovisuel, le déphasement et l’excitation nerveuse, on se sent à la fois étranger à des scènes, des habitudes, des agissements bien peu humains, et en même temps happé, amalgamé, moulu, digéré par l’efficacité redoutable de la machinerie. On assiste tantôt à une séance d’électrodes (charnelles) entre Chris et Reese, aux animalités prometteuses, tantôt à la fureur de la première qui gifle et croit meurtrir un Walker stoïque, impassible, puis se venge dans un cataclysme de gadgets ménagers : la critique de la société de consommation n’est alors pas une vaine expression. Le Point de non-retour exerce une emprise dont la marque précise est d’introduire de plain-pied dans une autre planète. Il se refuse à la caractérisation, réduit la motivation à l’essentiel. Si les films de "privé", qu’ils soient tirés de Chandler ou de Hammett, sont tributaires par leur nature des données du scénario et des dialogues, celui-ci doit son intensité au traitement que Boorman lui fait subir. Le réalisateur britannique conserve tout le brillant dans le vent, le scintillement qu’affectionnent les cinéastes de son pays, mais en l’épurant, en lui donnant une fluidité exemplaire, une aisance toute américaine. Sa maîtrise s’affirme d’abord par le choix des lieux, tous excellemment exploités : du pénitencier d’Alcatraz, où atterrissent d’inquiétants hélicoptères, à la boîte psychédélique Movie House, où les projections de photos et de tableaux contrastent avec une danseuse en bikini et les cris désespérés du chanteur, où une madone de Botticelli succède à Rita Hayworth pour un règne de l’image à faire pâlir MacLuhan. Horizons vagues vus des terrasses et des baies vitrées, eaux brunâtres ou bleutées, villa de Brewster aux boiseries monotones… Tout est comme une ouverture sur ce rien que propose aussi l’espace blanc, asséché et désertique du canal de dérivation. Blank. Ici et là, la diversité consistante du réel fait défaut et l’absence au monde du héros se manifeste avec force.
Car les évènements échappent au dernier moment à celui qui les vit. Bien qu’ayant l’attitude et les gestes de l’implacable assassin, Walker ne tue jamais. Il n’est qu’un pion dans un ensemble immense qui l’utilise, qui récupère même ceux qui s’opposent à lui. L’Organisation est une structure parallèle, occulte, illégale, mais qui observe toutes les apparences de la légalité. Ses dirigeants aux noms bien anglo-saxons ne sont ni des Italiens ni des Polonais mais de vrais WASP. Représentants dignes et sans signes particuliers d’une Amérique des affaires, ils réprouvent les méthodes de Walker, passées de mode et peu civilisées. Ils meurent avec leur carte de crédit et à peine onze dollars en poche. Ils font abattre avec des fusils à lunette, exécutent des meurtres parfaits et sans finalité. L’underworld est devenu une nation officielle, où les chefs du milieu occupent les hôtels chics, vont aux fêtes de charité et se retirent dans leurs maisons de campagne. Et Los Angeles est la cité moderne par excellence, oppressante, froide, indifférente. Cette peinture allégorique d’un pays ne semblant trouver d’issue que dans la violence répond à celle que Robert Aldrich offrait douze ans plus tôt dans En Quatrième Vitesse, autre fable apocalyptique, autre jalon crucial dans l’évolution du cinéma criminel. La société secrète a remplacé la "chose", la stabilité inébranlable succède à l’annihilation finale mais Walker comme Mike Hammer n’en est pas moins un chasseur d’ombres à la recherche d’un Graal inaccessible, entouré du même cortège de puissances obscures et maléfiques, d’images de peur et de mort. C’est le mérite de Boorman de demeurer aussi allusif, de préserver avec une telle éloquence le mystère de son propos. La morale est détruite, la corruption règne sous les surfaces lisses et une surenchère de brutalité ne débouche que sur les ténèbres d’une prison où les gardiens sont inutiles. De la série noire de cette trempe, c’est peu dire qu’on en ingurgiterait jusqu’à plus soif.
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Créée
le 26 nov. 2020
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