Les films nés de blessures sont souvent les plus mûrs, et celle qui se tient dans l'ombre du Pont est double. Film de guerre apparu dans une Allemagne encore démilitarisée (les tanks qu'on y aperçoit étaient en fait en bois), Le Pont est bien sûr une rétrospective pleine de regret sur l'époque où la nation allemande se donnait les moyens d'être un monstre de guerre, mais la vision qu'il donne est loin d'être passéiste : à peine quinze ans après la fin du conflit, ce sont des souvenirs encore brûlants qui l'habitent.
Le film donne à lui seul au cinéma germanophone ce dont il fut privé par l'irruption de deux guerres : une apogée. Embrassant un renouveau expressionniste, c'est gravement qu'il dépeint l'enthousiasme de jeunes patriotes tels qu'ils furent exploités et détruits par la machine militaire, usant d'autant d'humanisme dans sa représentation que le régime nazi fut inhumain dans sa mise en place. Wicki met des visages sur une réalité blafarde.
C'est sans rythmique qu'il parvient à ce résultat. À la place : le passage d'une existence de village paisible (faisant revenir de bons souvenirs de séances avec Claude Berri et Don Camillo) vers un milieu autoritaire dysfonctionnel où personne ne sait plus dire ce qu'est un bon chef : doit-il être paternaliste ou discipliné ? Les jeunes soldats, depuis longtemps privés de l'enseignement de leur père par le conflit et qui hier encore étaient de ces adolescents complices de leur mère que l'Histoire connaît si peu, ne sauront pas y répondre. Inéluctablement, leur incompétence les mènera vers un précipice au bord duquel même la compassion de l'ennemi n'aura plus de valeur. Déshumanisés, oui, mais à qui la faute ?
Beau et dur au point qu'il est cruel, Le Pont pose autant de questions que d'images magnifiques : un film qui a vingt ans d'avance pour nous dire que son pays en eut beaucoup plus de retard.
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