Exploitant au maximum les avantages nombreux de son médium, Théo Angelopoulos livre avec Le Regard d'Ulysse une sorte de film-synthèse de tous les thèmes qui lui sont fétiches : la frontière, l'immigration, la guerre, le flot inéluctable de l'Histoire qui charrie ses innombrables victimes avec lui.
Puissante réflexion sans cesse mouvante sur le cinéma lui-même, le film révèle à mesure qu'il avance une profondeur philosophique tout bonnement démente qui vient se conjuguer à la mise en images tout aussi extraordinaire du réalisateur grec. Le plan-séquence acquiert sous son œil acéré une légèreté insoupçonnée qui permet au film de s'écouler avec une remarquable impression d'unité, à la façon du flot des eaux dont l'omniprésence a elle aussi de quoi faire beaucoup réfléchir. Les transitions, discrètes, et la musique, homogène, accroissent d'autant plus cette fluidité faisant aussi du film une réussite du point de vue du rythme (il dure 3h).
D'une beauté esthétique sans faille, sublimée par un cadrage qui sait se faire oublier sans sacrifier à la cohérence du tout, l'œuvre laisse à Harvey Keitel un terrain d'expression mobile et large sur lequel ce dernier s'arrime et s'exprime à la recherche des fameuses bobines de film des frères Manakis, dont le rôle est essentiel dans la compréhension du difficile périple à travers les Balkans au lendemain de l'effondrement du bloc soviétique.
Recherche d'unité dans un espace meurtri, désagrégé, brutalisé et déraciné (cf. la sublime scène des gens errants dans la campagne), le film est aussi une excursion intérieure pour son protagoniste dont les souvenirs se mêlent au flux des événements historiques et aux mémoires de figures autochtones au travers desquelles il regarde temporairement les sentiments profonds et sincères à mesure qu'il avance vers son but.
C'est finalement un voyage qui tient beaucoup de l'élégie sokourovienne qu'Angelopoulos met en scène, accentuant au demeurant l'intérêt pour la pluralité de l'expérience et le rôle du cinématographe dans les existences contemporaines. En disloquant la trame temporelle de son œuvre, le cinéaste en décuple paradoxalement la lisibilité au point d'émettre in fine l'idée d'un média totalisant, universaliste, capable d'englober à peu de choses près l'ensemble de l'expérience humaine, aventure inachevée dont le sens reste à saisir au-delà de toute référence à l'art.