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Depuis quelques temps, une épidémie frappe l'humanité, transformant aléatoirement et progressivement certains hommes en animaux. La femme de François Marindaze (Romain Duris) ayant été touchée par cette épidémie, elle se voit transférée dans un futur centre réservé à l'accueil des "créatures". François et son fils Emile (Paul Kircher) déménagent alors dans le Sud, pour y refaire leur vie. Mais dans un environnement où les relations entre hommes et créatures sont de plus en plus conflictuelles, Emile peine à trouver sa place, d'autant qu'il commence lui-même à sentir des changements à l'intérieur de son corps...

L'époque où l'on pouvait se permettre de critiquer le cinéma français en le réduisant à sa pire expression, la comédie sociale à deux balles, est désormais révolue depuis longtemps. En 2024, il est fort heureux - et maintenant normal - que nous puissions nous targuer chaque année de la sortie de plusieurs films français qui nous rappellent que le cinéma, le vrai, n'a jamais véritablement délaissé le sol qui l'a vu naître.

2023 fut une année exceptionnelle à plus d'un titre pour le cinéma français. On retiendra 3 événements majeurs, 3 coups de poings : la sortie du fabuleux Anatomie d'une chute, qui hissait le cinéma social français à un niveau d'excellence inattendu ; la sortie du non moins excellent Règne animal, donc ; et la première fois qu'un film de Dany Boon cumule moins d'un million d'entrées. On ne s'étendra pas trop sur ce dernier fait, mais il est bon (et pas désagréable) de le rappeler, car il semble, non pas amorcer, mais consacrer le changement qui s'opère depuis plusieurs années. Bien sûr, il n'est pas dit que Dany Boon ne reviendra pas tout défoncer au box-office, mais profitons de cette parenthèse enchantée pour donner de la visibilité aux grands films qui, par conséquent, ont eu le champ libre pour faire la une cette année-là. Et parmi ceux-là, Le Règne animal n'est pas des moindres.


Le film de Thomas Cailley a tout de l'uppercut décrit un peu partout. Et il est presque étonnant de le constater, tant, de prime abord, il semble difficile d'en comprendre la raison. A priori, le film de Thomas Cailley se saisit d'un concept relativement original, mais ne semble pas dérouler un scénario plein de surprises : la famille déchirée par un événement imprévu est un grand classique du cinéma, et lorsque le fils commence à manifester son animalité, on voit très bien ce que sera la suite du film. Sorte de X-Men sans scènes d'action (à la française, quoi), Le Règne animal semble dérouler un récit très programmatique. Et c'est peut-être là que Cailley nous saisit au vol.

Assumant pleinement la dimension très écrite de son scénario, le réalisateur préfère insuffler son originalité ailleurs. Partout ailleurs. Et ce qui aurait pu n'être qu'une histoire banale mais bien faite prend alors son envol pour devenir bien plus...

Le Règne animal est LA raison pour laquelle le cinéma existe. Montrer la réalité, s'échapper de la réalité, transcender la réalité. Tout est là.

Les petits esprits auront tôt fait de s'extasier ou d'enrager face à une dimension politique peut-être voulue par le réalisateur. Pour ma part, je ne veux même pas me poser la question des parallèles politiques ou sociaux que l'on pourrait probablement faire, car ce serait rabaisser le film. Et ça aurait quelque chose de criminel. Contrairement à une idée parfois répandue, les plus grandes œuvres ne sont pas les plus politiques. Pour être grand, il faut rassembler, et pour rassembler, il faut dépasser les clivages. Faire passer l'art avant le discours. C'est ce qu'avait fait Anatomie d'une chute, c'est ce que réitère Le Règne animal.

Ainsi, le film de Thomas Cailley existe bien au-delà d'une quelconque portée politique éphémère. C'est ce qui lui permet de venir doucement s'échouer aux portes du chef-d'oeuvre. Pourquoi ne les franchit-il pas ? Une petite poignée de menus défauts, à signaler quand même : certains dialogues trop intello de Romain Duris qui ne font vraiment pas naturels (la citation de René Char ou le laïus sur la sédentarité de l'homme, qui arrivent comme des cheveux sur la soupe), et un ou deux raccourcis scénaristiques (notamment l'opération militaire de la fin, sortie de nulle part : on ne comprend pourquoi les gendarmes s'opposent à ce point aux créatures, ça aurait mérité une meilleure contextualisation), mais c'est à peu près tout.


Pour le reste, Le Règne animal a toutes les caractéristiques d'une très grande œuvre, tant qu'on ne sait par où commencer.

Ce qui frappe le plus, c'est probablement la qualité des effets spéciaux, à couper littéralement le souffle, et justement récompensés aux César. A l'heure des blockbusters américains aux effets spéciaux bâclés (certains échappant heureusement à la règle), il est toujours réconfortant de se trouver face à un film qui a pris le temps de soigner à ce point son aspect visuel, judicieux mélange d'effets physiques et numériques.

Cela ne serait rien sans la somptueuse photographie de David Cailley, qui transcende à leur juste valeur ces effets spéciaux. Toujours généreuse, échappant à la tentation d'en montrer le moins possible pour masquer des coupes budgétaires, l'image est particulièrement soignée, s'alliant merveilleusement avec le travail sonore de Fabrice Osinski, Raphaël Sohier, Matthieu Fichet et Niels Barletta. Ces derniers nous offrent une expérience immersive d'une délicatesse rare, qui met parfaitement en avant les bruits de la nature qu'on ne sait plus entendre aujourd'hui. Un travail qui entre en telle adéquation avec la musique d'Andrea Laszlo De Simone que, quand on écoute la musique du film, on constate que les deux sont inséparables, l'album mettant parfaitement en valeur les notes infiniment poétiques du compositeur italien, mêlées aux cris d'animaux et aux dialogues dans une harmonie d'une étonnante homogénéité.


Bien évidemment, tout cela ne vaudrait pas grand-chose sans une écriture subtile. A ce niveau, Thomas Cailley et Pauline Munier remplissent admirablement le cahier des charges. Si quelques légères scories subsistent ici ou là, l'écriture des personnages comme des dialogues sonne d'une manière incroyablement logique et naturelle. On ne se dit presque jamais que tel ou tel personnage réagit comme ça parce que c'est du cinéma.

Et si le film réussit à garder à ce point l'équilibre sur la corde raide où il se trouve, c'est parce qu'il n'adopte jamais de ton militant. Oui, il nous montre des bêtes humaines plutôt gentilles et des humains plutôt méchants, mais il ne dresse jamais un tribunal de ses antagonistes. Ce qui intéresse les scénaristes n'est pas de faire le procès d'humains, finalement plus bêtes que méchants (et encore, l'ignorance n'est pas la bêtise), mais de nous montrer que l'humanité ne prend pas toujours la forme que l'on croit. On pourrait disserter longuement sur ce dernier point, mais le débat n'a pas sa place ici, tant le récit du Règne animal réussit à partir sur un terrain neutre où règne la poésie bien plus que la polémique.

Il faut évidemment féliciter pour cela les acteurs. Faut-il commencer par Romain Duris ou Paul Kircher ? Gardons peut-être les honneurs à Romain Duris, qui est probablement celui qui émeut le plus. Sa prestation en tant que père voyant sa famille se déchirer alors que personne ne le veut est absolument parfaite. La perte de sa femme est déjà douloureuse et si on ne voit le personnage de sa femme que très peu, la douleur exprimée par Duris suffit à la faire exister à l'écran. Mais c'est quand il comprend peu à peu que son fils est lui aussi en train de partir que Romain Duris dévoile toute l'excellence de son talent (et pour ma part, c'est la première fois que j'en étais témoin). Il est impossible de ne pas partager la souffrance de cet homme condamné à une terrible solitude, abandonné par des gens qu'il aime et qui l'aiment, mais qui ne peuvent plus vivre avec lui.

Heureusement, une lumière, ténue mais solide, apparaît en la personne de Julia, sublimée par le talent décidément sans failles d'Adèle Exarchopoulos. Si l'actrice s'est fait connaître avec un ratage artistique de très sombre mémoire, elle est désormais devenue une icône incontournable du cinéma français et ça se comprend, tant elle est capable de susciter une empathie inattendue avec la pureté brute qu'elle dégage.

Enfin, l'extraordinaire Paul Kircher se révèle un jeune talent absolument prometteur dans ce rôle de fils mutique mais pas dénué de sentiments. Il trouve parfaitement l'équilibre entre la pudeur et l'instabilité de son personnage, et sa capacité à vivre normalement en société (évidemment mise peu à peu à mal par l'évolution du personnage). En cela, l'écriture de Thomas Cailley et Pauline Munier le sert parfaitement, trouvant le juste et rare équilibre entre le réalisme et le fictionnel.

Terminons par une mention spéciale à la lumineuse Saadia Bentaieb, qui aura eu du nez avec ses choix de carrière, figurant dans les deux plus grands films de l'année (elle était l'avocate de Sandra dans Anatomie d'une chute), et dont le visage angélique dégage une pureté hallucinante. La scène où elle exprime son regret de ne pas avoir su bien parler à la "créature" qui était entrée dans son restaurant est d'une puissance rentrée et d'une émotion pleine de délicatesse, de discrétion et de grandeur.


Car c'est là-dessus qu'on doit terminer un avis digne de ce nom sur Le Règne animal : il témoigne d'une puissance émotionnelle qu'on ne trouve que dans les plus grands films du genre. Résultant de la foule de talents mentionnés ci-dessus, devant sans doute beaucoup certes au talent des acteurs, mais aussi à la musique d'Andrea Laszlo De Simone, cette émotion est révélée à l'état brut par la caméra de Thomas Cailley. Et si elle fonctionne aussi bien, c'est parce que le réalisateur a saisi une chose fondamentale : l'essence du cinéma, c'est la poésie.

Un film est un poème, car le but de la caméra, c'est de capter la beauté pour la révéler à l'écran, même quand la beauté se trouve au plus profond de l'horreur. "Montrer la réalité, s'échapper de la réalité, transcender la réalité." a-t-on dit plus haut, et c'est bien ce que fait Cailley : il transcende son sujet pour l'amener sur des cimes inattendues.

C'est bien là l'œuvre d'un grand poète qui manie la technique pour laisser libre cours à l'Art. Et quand on contemple son film, et quand on verse des larmes de crocodile devant une des plus belles scènes finales du 7e art (heureusement que l'épilogue a été coupé), on sait que le poète a atteint son but. Il nous a touché en plein cœur, au seul endroit où la réalité et la poésie règnent tellement à égalité qu'on ne peut plus séparer.


C'est bien là la preuve ultime qu'on est face à une (très) grande œuvre, et le constat est imparable : quand on sort du Règne animal, on n'est plus tout à fait le même qu'avant.

Car c'est là le grand pouvoir de la poésie : elle peut tout modifier et tout lui est soumis. Même la réalité.

Tonto
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le 5 mars 2024

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